- La CIA, lança Bourras en débouchant sur le chemin, c’est peut-être 25000 agents…
Mes compagnons ne cachèrent pas leur mécontentement de le croiser ainsi en pleine nature, en pleine forêt, en plein oubli des jours derniers, pesants. Pour ce qui est d’être pesant, il était assurément le plus lourd.
- Question de méthode, poursuivit-il, et ce n’est pas de me voir souvent qui peut inquiéter les suspects. Ce qui est inquiétant, c’est ce que je fais quand vous ne me voyez pas.
- De quoi sommes-nous suspects, inspecteur ?
- Je suis certain que c’est bien davantage mais, avec allez, 25000 agents, 10 milliards de dollars, 200000 employés, la CIA, c’est une assez grosse maison. Vous n’êtes pas les plus suspects. Mais vous intéressez les plus suspects et, de plus, je vous aime bien. Si vous m’invitez ce soir, je vous en dirai davantage. En attendant, prenez, je les ai ramassés pour vous.
Bourras ouvrit l’un des rabats de son panier, plein de cèpes. Chacun passa, qui à droite, qui à gauche du policier, il resta sur le chemin, son panier à ses pieds et frappa dans ses mains pour applaudir notre petit groupe.
- Vous êtes vraiment enragés… Posez donc cinq minutes vos théories à la con. Repos !
Comme je me retournai il cria :
- Dis-leur toi, que Bourras est un ami. A ce soir…J’apporterai aussi les œufs.
Il resta un moment, les poings sur les hanches, à se fabriquer lui-même le personnage de Bourras. Lorsqu’il siffla, je n’eus pas besoin de regarder pour savoir que toute la brigade sortait du bois.
Mes amis grecs étaient dans une grande discussion. Certes une de leurs habitudes, mais celle-ci avait un tour très concret :
- Ce mec, il se fout de nous, ouvertement[1]
- Il passe son temps à nous guetter
- Ou à nous faire surveiller
- Ce qui revient au même
- Il cueille aussi des champignons
- Il est assez bavard, on pourrait peut-être en tirer quelque chose !
- Même avec une longue fourchette…
- On n’a rien à perdre, puisqu’aussi bien il est toujours sur nous
- Plutôt crever !
- Je ne partage rien avec ce type[2]
Le soir même, et je ne saurais dire comment et quand il était arrivé, Bourras était installé, le verre à la main, sous le tilleul.
- D’accord, il faut se méfier de tout le monde, mais on peut quand même prendre du bon temps…Trois bonhommes en moins depuis votre arrivée dans le coin, ça bouscule la chronique. Encore un ou deux, ils vont être obligés d’embaucher à la Montagne…Vous le lisez ce canard ?
- Pour les mots croisés et pour les pommes de terre, inspecteur…Il y en a un stock dans la grange.
Adrian semblait avoir sympathisé avec Bourras et Bourras aimait tout le monde :
- Vous avez tort de ne pas y prêter plus d’attention. Regardez, les petites annonces, c’est passionnant, je commence toujours par là…
Anna l’interrompit :
- Mais quelque chose me dit que vous n’êtes pas ici pour nous parler des petites annonces.
- C’est vrai, quelque chose a raison, je suis ici pour savoir qui tire les ficelles, et ce sont de longues ficelles sales, malodorantes, de vieilles ficelles avec un avenir plus solide que le vôtre ou que le mien.
Il parla, sans être interrompu, tandis que la nuit tombait autour de l’arbre. Longuement, il parla. Son enquête, il l’avait commencée dans les livres d’histoire. Ses premiers suspects, l’armée anglaise et Joseph Staline. Le premier cadavre qu’il mentionna appartient à une longue liste tragique. C’est celui d’Áris Velouchíotis, l’un des principaux chefs de l’armée populaire de libération nationale grecque.
Le second cadavre est celui de l’autodétermination des peuples. Bourras montra trois ou quatre lignes sanglantes tracées par les services secrets qui aboutissent toutes au 21 avril 1967, au putsch des colonels, soutenus par les Etats unis. Le troisième cadavre est celui de la jeunesse et des restes de la démocratie au cours des évènements du 17 novembre 1973 : 23 morts disent les livres, 23 morts de tous âges lorsque les chars évacuèrent l’école polytechnique.
- Nous connaissons cette histoire, c’est la nôtre, dit Anatolios. Pourquoi prendre tout cette attention pour fouiller ? Merci cependant d’avoir pris le temps…
Autour de nous, la nuit formait une cache. Elle protégeait notre groupe, elle s’ouvrait vers l’espace et les étoiles, le même ciel pensait Nicias, que le ciel de Grèce.
- Ce qui me passionne, c’est la raison pour laquelle je suis ici, c’est vous. Votre choix politique, la dénonciation pacifique des anciens bourreaux…Ce que peut entraîner un tel choix, et ce qu'entraîne le travail de la justice pour tout ce qui remue dans l’ombre et qui porte une arme.
[1] - Αυτός ο τύπος, αυτός είναι το γέλιο σε μας, ανοιχτά
[2] Δεν συμμερίζομαι τίποτα με αυτόν τον τύπο