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Poésie par la fenêtre

Le pigeon

 

 Sur la ligne 13 du métro, station Invalides, jeudi matin, avant sept heures, il y avait à l’autre bout du quai un pigeon. C’est un animal pour lequel j’éprouve essentiellement du dégoût, au point de retenir ma respiration lorsque je les croise. La place Saint-Michel en apnée, le Luxembourg à demi-poumons : ça s’envole, ça grouille, ça pue, ça crève et pourrit dans les recoins.

Celui-ci boitait sur un moignon de patte, handicapé consanguin ou blessé par un piège, ou écrasé dans le nid. Atroce bête. A  chaque pas, il semblait donner plusieurs coups de kick pour démarrer, sans succès. En revanche, il faisait le vide autour de lui, un large cercle. Les rares passants l’évitaient mais le tenaient à l’œil. Il est rare de voir l’un de ces affreux en sous-sol. Pigeon de quai, pigeon de trottoir, pigeon des touristes ou des vieilles à croûtes de pain, moi je n’aime que les oiseaux de plein ciel. Je comprends ceux qui réclament l’éradication des colombidés en ville. Mais, c’est important, je ne leur ferais pas de mal, jamais.

Je n’ai pas vu arriver le type dans mon dos et le pigeon non plus. Tout s’est passé au moment où le métro entrait dans la station. L’homme a shooté. Le pigeon a cogné la rame, de face, puis a disparu sur le rail.

Il y eut une exclamation parmi les voyageurs. Ni réprobation, ni approbation. Les points de vue s’annulaient, entre ceux qui applaudissaient la précision du tir et les amis des bêtes qui réprouvaient avec des accents intellectuels. Mollement, tandis que quelques plumes retombaient sur le quai. 

L’homme s’est retourné. Avant même de voir son visage, je l’avais reconnu…

J’entends déjà les réclamations. Céki alors ? Ben si je vous le dis maintenant, il n’y a plus d’histoire. Il n’y a plus d’histoire ou alors ça commence. Ça commence tout à fait dans l’idée du noir et blanc, près de la statue du Passe-Muraille par Jean Marais, à Montmartre.

Le vrai Jean Marais, je l’ai rencontré à peu près à cette époque d’ailleurs,  pour lui poser diverses questions auxquelles il n’a pas répondu, mais j’étais encore assez impressionné pour n’avoir pas insisté. 1989, donc, on prend à peu-près le même décor, les mêmes têtes qu’aujourd’hui, en plus gamin, et pour certains, il faut bien le dire, en plus vivant. 1989, on change un peu la garde robe, c’est comme maintenant, mais avec des Mercedes 500 et des Fiat Tipo  sauf que les bagnoles, aujourd'hui, on s’en fout. Mauvaise pioche, si on veut: on ferait mieux de s’intéresser davantage aux autos, ça ferait moins de chômeurs. Enfin, c'est mon idée. 

C'était hier, pourtant. Mais qui se souvient du stade d’Hillsborough ou de la Marseillaise par Jessie Norman ?  Rien à voir vous me direz, que la foule. D’un côté la foule en panique, de l’autre la liesse de la foule. La foule, ce n’est pas comme les bisets. Les pigeons, quand il y en a un ou deux, on oublie ou on fait un détour, alors que la foule, c’est toujours nombreux, elle vous passe dessus, sauf si vous êtes dedans. Moi, faire partie de la foule n’a jamais été mon truc.

Maintenant, quand je me penche sur ces années, j’entends toujours la Norman, mais  c’est pour l’Ave Maria. Totale rédemption, apaisement.  Il faut bien pardonner, dites-moi. Vous ne pardonnez-jamais vous ? Ceki, la rencontre du métro ? Une histoire qui n’en finit pas et une qui commence. Pour ceux qui savent, il faut fredonner Fischia il vento et me suivre, pas à pas et hélas, pas seulement dans le métro…L'idée du noir et blanc parce que ça se passe la nuit et aussi à cause des policiers qui bloquent  l’accès à la place Marcel Aymé... 

J’ai été destinataire de courriels à propos de Fischia il ventoCertains auraient souhaité que je parle plutôt de  L’appel du Grand Lénine mais j’ai répondu qu’une chanson n’en remplace pas une autre. Ici, on n’est pas dans un juke-box pour nostalgiques des thèses d’avril. Cette nuit là, près de la statue du Passe-Muraille, j’ai entendu l’hymne du front de libération nationale grec. Pour les explications à propos de la musique, je préfère que vous vous documentiez seuls, sinon notre récit n’avancera pas. Disons que dans l’armée populaire de libération nationale, en Grèce, durant l’occupation allemande, chacun connaissait. Ce soir de juin 1989, ce fut pour moi une découverte de l’entendre. Je ne savais pas non plus à quel point les policiers sont efficaces quand ils veulent vous mettre la main dessus. En un coup de sifflet et quelques coups de triques, la trentaine de jeunes gens présents au sommet de l’escalier et autour de la place fut rassemblée au bas de la rue Norvins et grimpa, rue Girardon, dans les véhicules de la préfecture. J’en étais. Autour de moi, on parlait Grec, uniquement. Lorsque les camionnettes descendirent vers la place Clichy, tous se mirent à nouveau à chanter. J’avoue une tentation un peu minable, celle de tous les gens qui sont raflés avec d’autres, dont ils différent pensent-ils, par un détail. J’ai voulu crier :

-       Excusez-moi, je ne suis pas Grec !

Dans le J9, il y avait Anatolios et Anna, serrés l’un contre l’autre et qui me regardaient, alors je n’ai pas crié, mais j’ai eu honte tout de même pour en avoir eu l’idée.

Au poulailler, il y avait des flics en civil qui nous attendaient. De temps en temps, ils tiraient quelqu’un de la cage pour l’interroger. Le policier qui m’a reçu – je dis reçu mais je devrais dire accueilli, dans son bureau, m’a parlé doucement durant deux minutes et braillé dessus le reste du temps, soit deux minutes de plus environ. Puis il s’est tu. Lui et moi en silence on s’est regardés. Puis il m’a rendu mes papiers à la fin et sans explications, je me suis retrouvé à la rue avec tous les autres. Les Grecs ont discuté un moment devant le commissariat. Il pouvait être une heure du matin. J’hésitais sur le pavé comme quelqu’un à qui on vient de prendre deux plombes sans rien lui donner en échange, des excuses ou des explications, ou même les deux à la fois.  Anatolios m’a demandé, en Français, si je voulais les suivre, lui et ses amis. Il y avait aussi Anna. J’ai dit oui, en Grec, ou plutôt j’ai dit « nai eímai próthymos » et ils se sont mis à rire en répétant mes mots. « nai eímai próthymos » cela veut dire « je suis prêt », enfin je crois. J’aurais pu dire aussi bien je suis cuit, je suis cru, je suis un vrai couillon, vague souvenir d’Assimil un été en vacances du côté de Saint-Ouen. Apprendre le Grec à Saint-Ouen c’est comme s’initier au Breton par correspondance ; c’est long, peu précis et une fois sur place ça fait rire les habitants. Mais j’étais prêt c’est vrai et il y avait Anna.

Alors qui saura pourquoi l’un savate un pigeon, les autres se rassemblent place Marcel Aymé nous rendra bien service. L’appel du Grand Lénine, c’est malin, maintenant j’ai cet air là dans la tête, je vais encore faire des rêves qui font froid aux pieds, si j’arrive à dormir.

 

Ce fut une promenade joyeuse dans le XVIIIe, sans croiser grand monde, sauf aux abords de la mairie, près du métro Joffrin. Quelques fêtards. Ils avaient notre âge et des bouteilles de vin. Anatolios connaissait tout le monde et tout le monde, bien sûr connaissait Anatolios. Je n’ai pas fait de portrait, mais je sais que vous l’avez déjà entendu rire les yeux grands ouverts, le regard planté dans le vôtre. Je sais que vous l’avez déjà suivi en pensée sur un trottoir ou sortant d’un bus. Je sais, que négligeant sa tenue habituelle, vous lui avez enfilé un pull marin, un pantalon clair et que vous avez laissé ses pieds nus dans des espadrilles bleues. Vous avez autorisé votre main à jouer avec ses boucles noires et passé le doigt sur la cicatrice, au-dessus de son œil droit. Même ceux qui ne l’avaient pas fait le devinent peut-être mieux désormais. Maintenant, c’est vous qui voyez: un jeune Grec proche de la trentaine parmi d’autres jeunes gens.

Les autres, je n’en parle pas pour l’instant, ils viendront à leur tour et quand leur tour viendra. Anna peut-être ? Quelqu’un m’a dit que j’étais là pour elle. C’est peut-être vrai, mais je ne le sais pas encore. Si je le savais, cela m’irriterait. Cela voudrait dire que je ne peux pas voir une belle femme sans la désirer, et que je pourrais la désirer sans lui avoir jamais parlé. Bon, peut-être. Il faudrait que je l’ai approchée en pensée, elle marchant très vite et seule, entre les gens, les petits chiens, entre le kiosque et la marchande de journaux. Anna. C’est elle qui m’explique.

-       On se rassemble-là, place Marcel Aymé, mais aussi rue du Temple ou à Montparnasse, dans une impasse près du cimetière. On chante l’hymne, parfois on jette des cailloux sur des volets, de la peinture, du sang de porc ou de la merde à travers les fenêtres. On hurle au salaud et à l’assassin. On poste des lettres de menace à des hommes qui ne se plaindront pas. Parfois, on les suit jusqu’à leurs voitures aux pneus crevés et ils abandonnent leurs voitures, les éclats de vitres sur le siège du passager. C’est une histoire entre les Grecs vivants et les Grecs que ces hommes ont tué, comme une histoire de vengeance sans fin. Où qu’ils se trouvent, jusqu’à ce qu’ils se dénoncent ou se livrent à la police dans notre pays.

-       Et ils se dénoncent souvent ?

-       Jamais, mais nous les dénonçons. Nous rassemblons les preuves pour qu’ils soient condamnés. Les tout petits, petits tyrans ordinaires du temps des colonels.

Elle me parle encore longtemps de leur groupe d’étudiants et de leur loisir particulier, repérer et traquer ceux qui, dans la diaspora sont  soucieux de disparaître sans laisser de traces et qu’ils retrouvent, parfois par hasard, comme Akis Loliakos, qui vend des copies d’ancien sur la Butte et vit près du Passe-muraille, place Marcel Aymé.

-       Les sans-grades, les suiveurs, ceux qui obéissaient…

-       Tout l’appareil d’Etat alors, les fonctionnaires, leurs voisins et les amis ?

-       Non, poursuit-elle, seulement ceux qui y prenaient plaisir.

-       Ça n’est pas écrit sur le visage des tortionnaires.

-       Tu ne crois pas, Eli, que tout le monde le sait, ceux qui y prenaient plaisir ?

J’aimerais être au théâtre pour écrire : (il se tourne vers elle tandis qu’elle le nomme ainsi).

-       Je ne m’appelle pas Eli !

-       Ce sera ton nom maintenant.

(Elle insiste, ce sera son nom pendant toute l’histoire. Il sort une cigarette, elle l’allume. Rideau). 

 

 

Voilà, l’auteur reprend son ouvrage. Il sait qu’il emprunte de son existence aux Parques.

A la fin des fins, il est seul juge de l’existence ou non des gens qui bougent, s’aiment, respirent, jurent et meurent dans ses pages.

Est-ce que l’on sait quel est son niveau de tension s’il doit côtoyer des personnages difficiles, torturés, dangereux ou, selon ses critères personnels, absolument infréquentables ? Parfois, il leur fait subir des sévices. Qui sait s’ils ne viennent pas à leur tour le persécuter ? Pour cette raison, il est vaguement angoissé au moment de taper le premier mot. Il sait la fin de l’histoire et, franchement, il pense que tenir sur la durée, avec des héros débutants et des lecteurs à zapette, ça n’est pas coton.

Bon, dit l’un d’entre eux, on s’en fout, ce qu’on veut, c’est les Grecs !

 

Voilà. Ça se passe sur le front de mer, en plein été et en début de soirée. Les voitures sur l’avenue sont suffisamment brillantes, chromées, longues et décapotables pour que l’on sente une certaine aisance dans la ville. D’ailleurs, les bâtiments correspondent à cette idée, avec leurs balcons, leurs rotondes, les parasols sur les terrasses et des étoiles sur les hôtels qui tournent autour de gros tas d’oseille en forme d’hommes et de femmes fortunés. Des palmiers s’alignent sur deux rangs pour bien te dire –car les palmiers c’est cossu, que là, on est dans le vrai pognon, jusqu’au fond de la gueule, à pas pouvoir en fourrer deux ronds de plus dans les bajoues des rupins.

Deux hommes remontent l’avenue en longeant la mer. C’est étonnant, l’heure est à descendre du centre ville vers les bars qui clignotent plus à l’Ouest. La plupart des passants cheminent ainsi en suçant des glaces. Certains mangent les glaces, d’autres croquent dedans, mais la plupart les sucent. Ceci n’a aucune importance pour notre récit ou pour les rapports humains en général. Mais c’est un fait et nous tenons à la précision. La plupart des passants rejoignent les bars de l’Ouest. Les deux hommes vont à contre-courant et, si l’attention n’était pas attirée sur eux à l’instant, nous ne les remarquerions nullement. Sauf si l’on remarque les hommes jeunes et bruns avec des lunettes de soleil de marque. Ils vont devant eux sans se préoccuper l’un de l’autre, sans regarder les badauds et sans que les badauds les aperçoivent.

Plus haut, vers le marchand de glace Nanni, qui vend aussi de la guimauve molle et des pommes d’amour qui se reflètent dans les miroirs, il y a affluence, comme toujours. Nanni, il le fait tous les soirs, offre une glace à l’italienne aux femmes qui chantent en Italien. Il y a toujours une femme pour commencer à chanter et Nanni reprend le refrain.

Ça, c’est dans le récit. Si ce n’était pas le cas, il suffirait de faire marcher deux hommes jeunes et bruns vers le centre ville, sur des trottoirs vides. Face à la mer et semblant demander à être servis, il y aurait, un peu plus haut, un Américain de quarante-cinq ans environ, dans un costume clair, avec des yeux clairs et un sourire simple aux lèvres tendant la main comme pour donner de la monnaie. A ses côtés, une femme plus jeune, presque rousse, avec une jupe fluide qui marque la forme de sa cuisse. Elle désignerait à l’intention de sa petite fille l’endroit ou poser son regard. La petite fille y trouverait un grand plaisir et tendrait à son tour le doigt dans l’espace. Alors il vaut mieux remettre le décor. Face au front de mer, devant chez Nanni, il y a Robert Legrand qui achète des glaces et même si son nom semble européen, c’est bien celui d’un Américain. D’ailleurs, est-ce qu’on peut être le chef de la CIA si on n’est pas Américain ? Robert Legrand avec sa fille Lila et sa femme, Addison, la femme du chef de la CIA pour un pays méditerranéen et en vacances dans ce pays sucré et qu’elle découvre, la France.

Lila prend sa glace des mains de Nanni qui chante. Robert met la monnaie dans sa poche et la main sur l’épaule de sa femme. La foule se presse vers l’Ouest mais les deux hommes à lunette sont sans hâte. Ils sont à peine à trois mètres de Legrand. Ils avancent encore et dans le même mouvement sortent de leur dos de gros revolvers plats et froids qui hurlent en même temps et déchirent le corps de l’Américain.

Il y a le silence des passants. Seuls les deux hommes avancent encore tandis que Robert Legrand voit les palmiers se hausser, grandir pour l’écraser. Il fait entendre des cris précipités et qui s’étouffent. Le plus âgé des deux hommes saisit Lila et sa mère qu’il écarte de celui qui râle au sol, l’autre tire deux balles dans la tête du chef de la CIA.

Alors Addison Legrand redevient une personne. Tout se passe autour d’elle et de son cri. Le cri annonce la mort et reçoit l’onde de la mort, il reprend et s’éteint pour ressurgir aussitôt. Lila ne crie pas mais regarde. S’il fallait à nouveau écarter, la ville, les figurants, le décor, on verrait le corps sur le sol et les deux filles, la grande et la petite éperdument seules. Au même moment, les tueurs, il faut bien les appeler ainsi, sauteraient à l’arrière de motos qui les attendaient. Ce serait juste avant que toute la police de la côte, du département et bientôt du pays tout entier arrive avec les gyrophares, les ambulances et les officiels. On protègerait la scène du crime pleine de glace fondue et de débris de cornets mêlés à des flaques de sang. Tout se passerait deux minutes à peine avant que les télés du monde entier annoncent l’assassinat de Robert Legrand, chef de la CIA sous les yeux de sa femme Addison et de sa petite fille, en vacances en France.

 

 

L’ouzo c’est bon sur les cartes postales et dans les souvenirs qui datent. L’ouzo de la veille, c’est l’odeur de l’anis et de l’alcool sur l’oreiller et dans les cheveux, plein la gorge et les poumons, comme un tabac qui empoisonne l’haleine. Froid, figé de mousse blanche au coin des lèvres. Tout est gris dans la pièce et je me prends les pieds dans un cendrier. Les autres dorment encore, certains sur les tapis ou sous la table. Il y a dans l’air ce qu’on respire au ras du sol dans un bistro à l’Est de Paris au point du jour à la fermeture, le mégot, la sueur les crachats, les rires, la tchatche d’après minuit, le vin collé sous les chaussures avec les papiers de sucre.

J’ouvre les rideaux puis la fenêtre. Le jour entre avec le boulevard, les voitures, les gens qui s’appellent ou qui s’engueulent. Il doit être 9 heures et j’ai mal à la tête.

Pas un mouvement chez les dormeurs, à peine un grognement à cause de l’air froid.

Hier soir à la Huchette, nous étions quatre. Anatolios avait rejoint le groupe un peu avant la nuit. Chacun dans son sac avait une bombe de peinture noire, une ou deux bouteilles à bière remplie de sang de cochon et diverses saloperies malodorantes.

La cible s’appelait Yorgos Kotsiras. On le trouvait au fond d’une gargotte vaguement hélène, du nom de Volupté, avec des filets de pêche et des gambas en guirlande, des cochons rôtis et des types à l’air content qui font l’article et poussent les touristes à l’intérieur.

Il fallait attirer l’attention sur celui que nous visions, avant de le dénoncer devant les tribunaux, partout où, la Loi, un juge et ses crimes pouvaient le faire interpeller.  

A l’Hêdonê[1], tout était normalement grec, même la musique. A l’instant où nous allions rentrer deux types ont fait irruption. Le premier s’est retourné et nous a fait signe de filer. Il avait un flingue à la main. Le second a fait deux pas dans le restaurant. L’instant d’après ils partaient en courant. Il y eut une détonation sourde avec une forte fumée blanche et noire. C’est alors que nous avons commencé à courir.  

 

 

Yorgos Kotsiras était un septuagénaire aisé avec bagouze sur tous les doigts et dents en or. Très cordial, très accueillant, très chaleureux et très gourmet. Une bonne tête d’agneau à la menthe ou de cochon tsatsiki, avec le sourire. Il regardait le plat, une belle femme à votre table, il embrassait la chevalière à son médium en laissant ses yeux pétiller. C’est lui qui choisissait la musique et faisait venir l’orchestre. Maintenant il est mort mort en petits bouts explosés.  Le problème avec les grenades offensives, c'est le désordre, après usage. 

 

-       Tu vois, Eli, fait Anna, le plus parfait de ces salauds garde le sourire en toutes circonstances et mieux même, le souvenir de ses tortures ou de ses trahisons en fait une sorte de survivant. Il a vécu des années dans l’horreur. C'était lui l'horreur, à peu-près. Il s’est sorti de là. Ses amis, ses femmes, ses chefs sont morts ou disparus. Lui, il tient un, deux, trois restaurants ou une épicerie fine ou juste une petite pension de l’armée. Il jouit de tous les moments. Ce Kotsiras a trainé autour de la prison de Korydallos dès son ouverture, en 1974. On raconte qu’il y avait ses entrées et ses protégées. Personne n’a l’idée ce que devenaient les nouveaux-nés si leurs mères disparaissaient. Personne n’a consolé les mères. Leur bébé était mort à la naissance, envolé. Kotsiras lui, il savait où partaient les bébés.

 

-       Et qui peut les retrouver ?

 

-       C’est toujours trop tard. Ce qui m’importe maintenant, avec Tolios et les autres, c’est comprendre comment on devient ça. Comment l’homme se dégrade jusqu’au pire et comment le pire n’est jamais atteint…

 

-       Mais les enfants ? Qui leur dira l’histoire ?

 

-       Je crois qu’ils savent. Cherche ton plus vieux souvenir. Tu as quel âge sur ta plus ancienne photo ? Cherche encore, avant…

 

-       Avant ? Je suis né à huit ans devant un accident de voiture. Une fille de mon âge criait sur l’autoroute. Elle appelait du secours. Elle savait que rien ne la sauverait. Elle serait seule toujours. Je pense à elle souvent. Sa mère était une forme sombre contre le béton de la route. Notre auto a avancé. Je suis né là.

 

Anna regarda vers les étages :

 

-       Mes compagnons se posent les mêmes questions à propos des salauds, mais eux sont nés très tôt, parce que leur père était emmené dans un camion militaire, parce qu’il fallait quitter la maison en pleine nuit, parce que quelqu’un leur serrait très fort la main en passant devant la caserne, en croisant la patrouille ou en entendant gueuler des ordres. Ceux qui tuent les Kotsiras leur volent des réponses.

 

Adrian nous avait rejoint au café. C’était un garçon très jeune, perpétuellement enjoué. Il semblait s’amuser de tout, même de vivre, même du sort de Kotsiras.

 

-       Kotsiras est mort sur le coup. La grenade l’a projeté en gros morceaux contre les murs, sûrement. Ceux qui ont fait ça savent s’y prendre. Peut-être qu’il est mort trop vite. Mais il en reste d’autres.

 

Derrière le bras qui tenait la carte de police, il y avait un inspecteur. Derrière l’inspecteur, un autre inspecteur et derrière l’autre inspecteur plusieurs policiers en civil. Avant ils était clients du café. Maintenant, ils faisaient la haie pour nous embarquer.

 

J’eus le temps d’apercevoir une petite file qui sortait de notre immeuble. Dans la file, il y avait tous nos amis. 

 

Traverser Paris à la sirène c’est déjà ça. Si on t’embarque avec tes copains, au moins que la sirène se fasse entendre. Prendre les souterrains entre deux flics, oui, mais à toute allure. Les arbres le long de la Seine jouent ombre et lumière. Voici le quai aux fleurs, voici le quai des Orfèvres.  Je pense à la Saint-Chapelle, je ne l’ai jamais visitée. Peut-être que cette fois ? Pas le temps de regarder la cour, nous sommes pressés.

Il y a sûrement des ascenseurs, mais on prend les escaliers, même allure. Les types m’encadrent au pas de charge. Pas un mot, on monte toujours. Ces gens là sont spécialement entraînés. Je ne compte plus les couloirs, les portes, les  policiers en uniforme, les sans képi, les secrétaires. Parfois j’accroche un regard. Une fille me fixe, genre clin d’œil, comme s’il s’agissait d’une grosse blague. On monte toujours. Marches moins larges, étages déserts. Le poulet est rare en altitude, je me dis. Dernier couloir. Un banc.

-       Tu attends-là.

Le jeune inspecteur  désigne le banc. Il ressemble à un de mes anciens coéquipiers, au foot du curé. Ce mec, tout le monde l’appelait le Roublon.

-       Il est comme un fond de bière, ricanait l’entraîneur. Pas simple à comprendre. Un mec avec des bulles au fond et des yeux clairs et la peau qui cloque.

Le Roublon policier pointe le banc avec son menton, je reste debout.

- C’est comme tu veux.

Puis il se tait et disparaît de mes pensées. Je ne suis ni entravé ni menotté. Je m’aperçois que, machinalement, j’ai croisé les mains devant moi. Je pourrais m’enfuir, si je savais ce que je dois fuir, protester au moins, mais je ne sais pas contre quoi.

Quand son collègue revient enfin, j’ai eu le temps d’étudier la crasse du couloir, le parquet crevé, les portes en alignement avec des plaques qui obturent les vitres. Par une fenêtre à droite, on voit un coin de ciel bleu.

Ils me font entrer dans un bureau et asseoir face à l’inspecteur Bourras.

- Je suis l’inspecteur Bourras. Ici, c’est moi le patron. Tous les bureaux pourris autour de toi, sur deux étages, sont rigoureusement vides. Je commande des bureaux vides et des flics fous. Pour toi, ce n’est pas drôle, et tu ne le sais pas encore. La brigade que je dirige n’a pas de nom, pas d’adresse, évidemment, pas d’existence. Et toi non plus. Mais, si tu le veux, tu peux partir, à l’instant.

Tu es libre.

Il reste silencieux et m’observe. Une longue seconde de silence nous sépare, je vais le dire et immédiatement, le faire. Me lever, le saluer, reprendre le couloir, descendre dans les entrailles du 36 à la recherche des flics pères de famille, des vraies policières à blouson de cuir et même du buste en plâtre du préfet de police, leur crier qu’un cinglé s’est monté un bureau dans les combles…

-       Mais tu ne vas pas le faire. Tu es trop curieux et trop malin. Surtout, et c’est ce que vous ignorez, toi et les enfants du Pirée, vous n’avez qu’un ami au monde. C’est moi.

Le bureau sombre sent la poussière la cigarette et l’alcool et c’est  absolument l’odeur qui convient pour cette rencontre. Je lance :

-       Où sont les autres ?

-       Les autres quoi ?  Il n’y a pas d’autres, jamais. Des révolutionnaires de bibliothèque qui  font des barricades de bouquins entre Gramsci, Trotsky et  connerie. Ce ne sont pas  « des autres », ce sont les mêmes agités qui nous font perdre notre temps, tout le temps. Je vais te montrer autre chose…

Aussitôt, il s’était levé, avait ouvert le classeur à rideau derrière lui et sorti une serviette de cuir, rapée, comme un souvenir de cours complémentaire et de besogne. De la serviette il tira un premier dossier. Soigneusement, il posa devant moi quatre photos.

La première, un cliché de police montrait un cadavre, le sommet du crâne emporté, sur un trottoir. L’homme portait une fine moustache qu’aurait pu envier Errol Flynn.

-       Legrand, CIA, abattu en pleine rue, en pleine foule, devant sa fille et sa femme. Grand désordre.

La seconde photo n’était pas évidente à comprendre. Il s’agissait de restes humains ensanglantés :

-       Yorgos Kotsiras, version shrapnellisée. Un pur produit de guerre, marchand d’armes, de femmes, de drogues, en façade marchand de soupe. La seule chose qu’il n’ait jamais vendu, des caramels. Il les gardait pour lui. Le voilà fumé en plein Paris. Grand désordre. Tu y étais. Tu y étais mais tu n’as rien fait, ni toi ni les petits Grecs, avec leur jus de boudin et leurs sacs à merde. Crétins. 

Je pris la cigarette allumée qu’il me tendait.

-       Regarde ce portrait d’honnête homme…

Il me montrait un homme sec en tenue cycliste, au milieu d’un groupe de quinquagénaires pareillement vêtus aux couleurs d’une entreprise de vente par correspondance.

-       En ce moment même, il grimpe l’Isoar ou le Galibier, tout seul sur sa bicyclette. Il a un joli coup de mollet et un déhanché remarquable. Derrière lui, tout seul aussi sur son vélo, il y a Mélone, son garde du corps. Ne retient pas son nom. Encore quelques virages et il sera plus chargé qu’un triple vainqueur du Tour. Seulement, le pot belge, il l’aura pris en pleine face, à la grenade, au fusil, ou même, on l’a vu, au bazooka. Son patron le rejoindra aussitôt au Valhalla des coureurs et des tortionnaires. Parce que ce type là, c’est un cycliste du dimanche et un salopard à la petite semaine. Seulement voilà, quelqu’un va le tuer. Aujourd’hui, demain, un peu plus tard, ça ne fait pas de différence. Seulement un grand désordre dans la République.

La quatrième photo était un portrait d’artiste de Mélina Merkouri. Bourras parlait au-dessus de moi, ou à travers moi et uniquement pour lui-même :

-       C’est l’histoire d’une femme qui refuse de monter, avec un mec qui ne lui plait pas. Elle choisit un autre gars qui paye moins mais qui lui plait, celui là et le gars tremble comme une feuille, tellement elle est belle, tellement il a peur d’elle, tellement il a envie d’elle. Alors elle allume une cigarette…

Il hésite un moment puis…

-       Tu peux comprendre la beauté, toi, j’en suis certain. La beauté et la paix. Tu vas dire à tes Grecs que je les surveille. D’ailleurs c’est exactement ce que mes gars leur expliquent en ce moment même. Je les surveille et je ne sais pas encore si je dois les anéantir ou les ignorer. Je suis comme leur destin. Je peux les sauver ou…je peux laisser faire. Imagine le nombre de camarades qui, à l’heure qu’il est se sont tournés vers Paris pour venir les…

Il ferme son poing brutalement.

-       Des Américains, des Anglais et bien sûr quelques Spartiates.

-       Mais, pourquoi ?

-       Pourquoi des Spartiates ? 

L’inspecteur Bourras ne me regarde plus. Il range les clichés dans la serviette et garde devant lui Mélina Merkouri. Il me fait signe de sortir, il me chasse, comme un cheval agacé aurait fait pour des mouches sauf que lui, il le fait avec sa main. Au moment où j’ouvre la porte il lance :

 

- Dans ta fine équipe de Grèce, il y a quelqu’un qui joue pour ceux d’en face. Trouve-moi de qui il s’agit…le joueur et ses employeurs. Trouve vite et pense au destin.

Le Roublon me dépose place Clichy. Ce n’est pas le service prestige, mais j’apprécie le geste.  J’ai bien envie d’une petite étape de repos, moi, car ni Anna ni ses copains ne sauront jamais tarir le flot de questions qu’a déclenché la rencontre avec Bourras. Je ne sais plus qui est suspect, et qui ne l’est pas et qui le sera. Ce que je sais je l’ignore, comme d’avoir compris que les services secrets américains nous surveillent. Dites-le vous pour vous même et regardez la différence dans la rue, dans le bus et même dans l’ascenseur, à moins d’y être seul : tout le monde surveille tout le monde et chacun peut être celui qui vous épie. Etait-il dans les intentions de l’inspecteur de nous laisser monter la mayonnaise parano ? Les Américains, les Anglais, les Grecs et je ne sais quelle brigade d’assassins sont à mes trousses. C’est une information peut-être, une menace ou un avertissement. Bourras se tient-il prêt à compter les points, va-t-il agir ?

Le cassoulet des frères Lamarre me remet dans le jeu. Fred Lamarre et son jumeau font une cuisine de famille, haricot tarbais, canard comme au temps de l’ancien, saucisse au couteau. Magnifique. J’arrose avec un Cahors de Mathieu Cosse. Bon choix chez les frères. J’appelle Fred :

-       Tu m’en mettras une grosse boîte  et deux petites

-       Des ennuis ?

-       Non, c’est juste professionnel…

Fred a deux qualités. La première c’est son frangin, la seconde, la discrétion. Il me fait sortir par l’arrière-cuisine.

Je me sens mieux après le repas, plus détendu d’avoir sur moi le SIG-sauer. Une arme éprouvée, fiable, pour ainsi dire consciencieuse, en calibre .45, avec les munitions.

Bon, ça n’arrange personne de me savoir enfouraillé ? Beaucoup de pourquoi dans cette affaire de pigeon. J’espère que tout le monde suit.

Article 1. Protège-toi

Article 2. Prépare tes arrières

Article 3. Si certains te confondent avec le volatile éponyme de cette histoire, c’est que tu as bien travaillé les deux premiers articles.

En remontant de Clichy à la rue Damrémont, je pense que la France est un pays épatant, après tout, financer le service de Bourras n’est pas un luxe vain, même si personne ne s'en étonne aux  questions générales à l’Assemblée nationale. 

Pas un d’entre vous ne m’a demandé ce que je fais en 1989 avec un pistolet .45 au milieu d’une bande de jeunes gens grecs trop passionnés, surveillé par un flic amoureux de Mélina Mercouri. Peut-être que vous avez besoin de nouveau dans la vie, du piment , du piquant, de l’aventure. Personne ne s’est ébaubi devant les cadavres. Un coureur cycliste sans nom qui meurt avec son garde du corps, dans le Galibier, voilà, la routine, pour vous. Pour moi beaucoup d’ennuis. 

 

C’est vrai qu’il a l’air louche, le touriste.  Il a trop la tête d’un touriste chinois pour être un vrai touriste chinois. A la CIA on les entraîne pour se fondre dans le réel. Un bob, un appareil photo, un kwé trop long : un touriste chinois.

La marchande de journaux, mitaines, chaussettes roulées, pas aimable : CIA.

Le pêcheur, à gauche, en bord de Seine, habillé en capitaine Tintin : CIA. Le planton devant l’hôtel, CIA , CIA , CIA.

Je marche vers le métro en serrant la crosse du SIG. C’est le moment du partage. Je suis partagé, vous êtes partagés. Pour l’instant, on s’en moque un peu, tous. Ceux qui meurent sont surtout des vieux grecs au passé frelaté. J’en entends - les mêmes sont opposés la peine de mort, qui se réjouissent et surtout qui s’indiffèrent. Position très légère, très ! Dangereuse ! Si on tue tous les vieux dégueulasses sous vos yeux impassibles, ça va être un carnage :

-       Ton voisin, il écrivait  des lettres signées « Un anonyme » pendant la guerre ? Bling, au tas, une balle entre les deux yeux.

-       Ta grand-mère elle dormait chez collabo ? Zip, un sourire espagnol !

-       La guerre d’Algérie ? Coupe, taille, zigouille !

-       As du volant, picole un peu trop écrase l’auto, dans l’auto trois jeunots. Allez pan, pan, prends-ça, t’es mort.

-       Pas moi, j’étais obligé, c’était eux ou nous. C’est pas de la torture, c’est du renseignement. Allez, à cuire, au lance-flamme !

-       Et moi, je n’y étais pas, j’ai refusé. Bang, t’es mort aussi ! Erreur de la justice populaire.

Voilà, le lecteur moyen, dans l’ensemble et statistiquement, on lui aligne les macchabées, il en veut davantage. Il en veut, il en aura !

L’ambiance n’est pas au Sirtaki chez les Grecs. Anatolios et Anna jouent aux dames dans le salon, Adrian et son ami ont sorti le scrabble, quatre garçons jouent au Cluedo dans la cuisine avec un chandelier, les filles jouent au Biriba. On se croirait au club de l’Âge d’or, moins les plaisanteries cochonnes.

Tous sont très sombres. L’accueil de l’Inspecteur Bourras et de ses francs-tireurs a été beaucoup plus rude pour eux que pour moi.  Achille et Jean-Marie, les jumeaux, ont pris très cher. Deux policiers dont le Roublon, dont il sera question à nouveau un peu plus loin, ont illustré l’expression familière « beurrer le môme ». Achille et Jean-Marie sont ressemblants, comme toujours, et portent à peu-près les mêmes marques de coups tous les deux.

Si ce genre de plaisanterie vous amuse, même un peu, restez dans l’histoire. Il y en aura d’autres, et des saignantes. Maintenant, je ne choisis pas mes lecteurs dans le carré sado. A vous de voir.

Il est des jours plus compliqués que d’autres pour voir progresser l’intrigue.

Si vous étiez venus plus tôt, j’aurais pu vous raconter en direct la perquisition chez les Grecs, ce que l’on trouve et ce que l’on ne trouve pas. Hélas, ce passage ne pouvait pas avoir d’autre titre que « la fuite ». Le narrateur et plusieurs jeunes Grecs dont les jumeaux Achille et Jean-Marie ont été expulsés du squat artistique où ils étaient hébergés. Le squat a dans le même mouvement été vidé itou. Merci la solidarité.

Quelques horions échangés avec des artistes de méchante humeur ont tout de même ressoudé le groupe qui a pu s’exprimer à propos d’art contemporain.

Sinon rien de bien intéressant. Deux bus ont été achetés, deux caravelles fatiguées de retour du Maroc. Dans les bus, direction le périph, la banlieue on dort, on chante, on vit, on s’aime. Ceux qui ne dorment pas chantent, ceux qui vivent peuvent aussi dormir. Ceux qui s’aiment vivent leur amour et chantent leur amour et dorment leur amour et nous font un peu chier car ils n’ont rien d’autre à raconter les yeux dans les yeux.

Ah oui, oui, il y a une voiture noire qui suit le bus à travers Paris. Dans la voiture noire, personne ne chante, personne ne dort et personne ne s’aime. Pire, personne ne s’aime et aucun des passagers n’aime personne au monde.

Quand est-ce que l’enquête commence ? Ben l’enquête est commencée. Ce que nous ignorons, c’est combien d’enquêtes simultanées sont lancées. Dans ses greniers, l’inspecteur Bourras a organisé un pot de départ, car il part en région pour quelques jours, avec toute la brigade, mais son enquête progresse : c’est pour cette raison qu’il quitte le quai pour la province.

Si nous avions un peu de temps, nous pourrions nous inviter et voir dans un dossier la photo des jeunes grecs en groupe et un par un dans la nuit devant le squat, la photo des caravelles et la photo de Anna.

Nous pourrions apercevoir aussi la voiture noire.

Dans une étape du Tour, on appelle cela le résumé filmé. Un soir, je vous l’enregistrerai, ainsi vous n’aurez pas à lire, juste à suivre les bus direction la banlieue.

Amis lecteurs fidèles du pigeon, bonsoir.

Oncques nous laissâmes nos héros rejoignant la banlieue par la route. Nombre d’entre vous s’inquiétaient, à juste titre et avec raison des possibles sévices que pouvaient leur infliger les passagers d’une automobile noire qui les suivait. Aucun procédé stylistique n’étant en ce moment en notre possession, nous ne pourrons faire de retour sur image pour identifier les sicaires  qui d’ailleurs, se camouflaient derrière des lunettes noires.

Ce seul indice pourrait nous laisser entrevoir que ces escarpes ne sont autres que les assassins de feu le chef de la CIA, mais aussi du restaurateur grec Yorgos Kotsiras. 
Ce Kotsiras n’a aucun lien de parenté avec Yiannis Kotsiras, l’heureux compositeur de To Vals Tis Mikris qui se joue à la boîte à musique et qui  va si bien avec les scènes d’étranglement en noir et blanc auxquelles ont pu assister les lecteurs Grecs de votre feuilleton favori Το περιστέρι, censurées en France.

Mais porter des lunettes n’est pas une preuve de culpabilité. Ceux d’entre vous qui pensent avoir reconnu les violents cités plus haut sortent et passent leur tour. En effet, combien d’innocents auraient été condamnés avec de tels procédés qui tiennent de l’amalgame ? D’autant que le coupable à lunettes, les ôtant redevient innocent. Ah !

Après l’avenue de la porte de Champerret, les deux caravelles ont emprunté le périphérique. Roulant à une allure modérée, elles n’ont pas manqué, après l’avenue Edouard Vaillant de prendre la direction d’Orléans, puis de Vierzon, pour faire le plein de gazole du côté de Marmagne.  A 3 francs 48 centimes le litre la station Shell était à l’époque la moins chère de la région, mais les occupants des caravelles l’ignoraient, tandis que nous, nous en foutons totalement (sauf Martine, de Martigues, qui demande toujours des détails à la con qui ralentissent le récit).

Vierzon ? C’est une banlieue bien lointaine, je vous le concède. Mais si on est dans le viseur de  la CIA et du MI6 ainsi que du Ethniki Ypiresia Pliroforion (service du renseignement grec), c’est encore trop proche. Après 408 kilomètres de chaussée carrossable, nos personnages entrent en Creuse, par la Souterraine. Ici l’auteur est agité de scrupules : doit-il décrire tous les Grecs, ce qui nous les rendrait sympathiques, car familiers ? Doit-il attendre, c’était son parti pris jusqu'à présent, que des évènements mettent en avant certains d’entre eux, comme happés par le destin, marchant sur le proscenium à la rencontre de leur sort ?

L’inspecteur Bourras et ses hommes ne se posent pas la question eux, qui postés de nuit à la Souterraine, miment l’indifférence en se fondant dans la foule ce qui, même en plein jour et il est minuit est, à cet endroit, un véritable exploit. Pour ceux qui ne suivraient pas, je leur donne rendez-vous dans la rue principale au moment de leur choix, ils jugeront par eux-mêmes.

Les fiches renseignées par les collaborateurs de Bourras sont précises et détaillées. Ainsi saurions-nous en les lisant quel est l’âge exact, quelles sont les mensurations de nos Grecs et qui couche avec qui.

Les caravelles traversent la Souterraine silencieuse. Anna se penche vers Anatolios et lui glisse quelque chose à l’oreille.

-       Que dit-elle ? questionne Adrian

-       Elle me glisse à l’oreille qu’elle ne s’attendait pas à trouver tant de monde dans la rue à cette heure-ci dans un pareil endroit, répond Anatolios.

Dans les minibus, endormis et endormies, les grecs et les grecques roulent sans le savoir vers Guéret. Alexi Lychnári et Anna tous deux au volant sifflent Fischia il vento (non Martine, je n’ai pas les paroles). Ils ne voient pas l’auto noire qui, tous feux éteints a repris elle aussi la route.

 

Les lecteurs attentifs à la cohérence de ce feuilleton et Martine, qui aime les détails auront été, ce soir, comblés. Les autres protestent en allant se coucher et jugent l’auteur qui facétieux, qui, carrément casse-burnes. N’optez pas amis, attendez. La violence latente de ce récit finira bien par atteindre son acmé et vous serez les premiers à regretter nos flâneries. 

 

Il est possible de rouler entre La Souterraine et Guéret via Saint-Vaury en écoutant Sarah Vaugham chanter Autumn leaves vers minuit, si on a les bonnes cassettes.

C’est le privilège de ceux qui veillent : ils peuvent  attraper entre deux virages l’envie de s’arrêter sous les arbres pour regarder les jeux des phares et du vent auprès des chênes qui se penchent sur la route : ils dansent avec la musique.  

-       Tu sais où tu nous mènes, Anna ?  souffle Tolios en allumant sa gitane

-       Depuis le début, tu le sais aussi. Il suffit de passer la muraille pour connaître ce qui compte.

-       La muraille ? Bien des mystères…je crois que ce n’est plus l’heure…

-       Les tyrans, il y a ceux qui les dénoncent, ceux qui les condamnent, ceux qui les exécutent.

Un murmure dans la caravelle révèle qu’on ne dort pas dans les banquettes. On écoute…Elle poursuit :

-       Le mieux, c’est d’éviter qu’ils poussent. Après c’est toujours trop tard.

Adrian, reprend, avec son ton ralenti et précieux :

-       Comme ils le disent en France, la victoire vole au secours, non, ils disent, il y a beaucoup de monde pour voler au secours de la victoire.

-       Tu vois, Tolios, je vous emmène pour recommencer l’histoire, autant que pour nous faire oublier.

Personne n’a envie de nouer un débat. On écoute la Vaugham. Je crois que tous espèrent se poser.

-                Sérieusement, quand est-ce qu’on arrive ?

La route s’est resserrée. A présent elle fait de belles boucles dans la forêt, inégales et parfois étirées. Celui qui a tracé cette route devait penser à ses cahiers d’écolier[1]

-        Ici on croit parfois être perdu et qu’on n’arrivera jamais et puis soudain, c’est exactement comme si on n’était jamais parti. Encore quelques virages, encore quelques minutes répond Anna, mais d’abord, attendons ici, c’est mieux si on n’a pas été suivis.

Les deux caravelles s’engagent dans un chemin. Moteurs coupés, lumières éteintes, les voitures et leurs occupants sont dans une nuit profonde, d’avant l’invention de la ville, des panneaux lumineux et de la lumière électrique.  Tout le monde descend pour écouter, se dégourdir un peu et pisser en regardant les étoiles. 

-       Je n’ai pas vu de nuit pareille depuis mon dernier séjour à Ermioni, murmure l’une des filles.

-       Nicias, on reste ici quelques temps, tu pourras encore compter les étoiles.

Anna s’est rapprochée du petit groupe près de la route

-       Il n’y a visiblement personne à nos trousses. Ici c’est le meilleur endroit pour se cacher.

Il n’y a plus soudain que le silence peuplé d’une nuit d’été. Chants de grillon ou message céleste, on ne sait si la fine vibration, multipliée par  des centaines d’insectes, monte du sol ou descend du ciel. Ils sont seuls, ensemble, dans la nuit, camouflés, déguisés en ombres tranquilles et douces (c’est mieux, Thomas, celle-là, je la garde).

Tandis qu’ils se tournent vers les caravelles, Adrian souffle :

-       Regardez !

Au-dessus des arbres, plus bas vers une combe, un éclat de lumière, vite avalé par la voûte d’arbres, puis, un rayon, puis un pinceau encore se montrent et cheminent. Tous, instinctivement se sont resserrés et baissés et c’est exactement leur dernier fragment de paix qui disparaît lorsque, longtemps après avoir fait entendre leurs grondements sur la route au loin, deux autos noires passent devant eux, tirées par leurs phares.

 

Alors, que le vent se lève sur la forêt tandis que disparaissent les phares, qu’est-ce-que ça peut nous faire ? Et que peuvent ressentir nos compagnons de voyage ? Ils ont trente ans et des convictions, ils sont loin de la Grèce, en Creuse, entre deux virages, en 1989. Loin d’eux, proches d’eux, nous regardons la laine se filer, sans voir quelles mains vont couper le fil. J’aimerais mieux un divertissement, tout s’arrangerait à la fin, le héros que l’on croyait disparu reviendrait, cela n’étonnerait personne. Anna si belle, jouerait son propre rôle. Avec les paysages qui murmurent que le temps peut durer, entourée d’amis, elle serait devant nous, à rire, à danser, à vivre sa petite vie à colorier. Mais je vous sens réalistes. Au fond, que de jeunes Grecs viennent se perdre entre Marche et Combrailles, vous le comprenez, vous le prenez pour une sorte de métaphore : des combats se poursuivent au-delà des années, les terres de résistance accueillent les résistants, ce qui s’écroule aujourd’hui un peu partout en Europe demande un sursaut, et l’engagement des jeunes, des jeunes gens, des gens. Le vôtre peut-être ?

La lune se perdit un moment dans l’étang puis, à la faveur d’une trouée de nuages, s’y refléta, en révélant un chemin, un rideau d’arbres, le déversoir d’un pêcherie.

Un peu plus loin, deux routes se croisaient. Les caravelles prirent vers la droite, en remontant.

-       On arrive, dit Anna. Il n’y a personne en ce moment et nous serons tranquilles pour la nuit.

-       La nuit a des faiblesses, on dirait !

Nicias montrait la lueur qui peu-à-peu gagnerait  les combes, le village au loin et la maison qui nous attendait, en bordure de route.

On entra par le jardin. La clef était cachée dans la boîte-aux-lettres, ou il n’y avait pas de clef, ou la porte était ouverte. Cette nuit là on ne chercha pas à savoir où l’on était et si ce quelque part existait pour de bon. Une maison simple avec des fenêtres à petits-carreaux, une cheminée et des livres partout.

Nous le savions, quelque part dans les collines, des types en noir dormaient dans leurs voitures et les voitures faisaient dans la clairière une menace sombre de scarabées d’aciers.

Je pris le premier tour de garde, avec Nicias qui avait presque exigé de rester :

-       Moi, je n’ai jamais sommeil la première nuit, dans une maison…

Adrian, Jean-Marie et Achille restèrent un moment à parler, après avoir allumé un feu.

-       Nicias, lorsque les flics nous ont embarqués, l’autre jour, à Paris…

-       Tu ne savais pas que tu te retrouverais à faire la sentinelle en attendant le jour.

-       Non, il y a plus de choses que je ne savais pas.

-       Comme ?

-       Que je partirais en voyage avec des idéalistes, que nous devrions nous cacher, que je connaîtrais le sens de ton nom…

Le jour se levait maintenant avec méthode, laissant les brumes cacher encore un peu de la campagne. Un énorme tilleul apparut dans la cour. Des oiseaux du jour avaient remplacé par leurs chants les chants et les frôlements de la nuit.

-       Eli, tu ne sais rien, et c’est bien mieux pour toi

Avec ses cheveux roux coupés courts et ses yeux clairs à capter la lumière, elle ne ressemblait pas à mes images grecques. Je me souvins que, par ailleurs, je n’avais vraiment jamais pensé à me demander à quoi ressemblent les filles grecques.

Qu’est-ce qu’un rêve éveillé ?  Des tueurs en costume qui, sans s’étonner, s’éveillent au milieu des bois. L’un deux vise un chevreuil avec sa main et son index tendu. L’animal et le tueur s’observent. Le plus stupide des deux fait mine de tirer, d’un bruitage filant, deux fois, en repliant son index. Puis il souffle sur son doigt et finit son Coca. L’autre le regarde en protestant.

-       Regarde ce con, fait le tueur, avec un fort accent américain, il se prend pour un clébard. Dommage qu’on soit pressé, je lui aurais bien calé une 220 swift entre les oreilles.

Les autres ne répondent pas, mais on comprend qu’ils ont les munitions et qu’ils sont prêts pour chasser le gros gibier.

C’était une sorte de bureau, une caverne personnelle avec des photos sur les murs. Des anciens et des anciennes avec dignité photographique, posaient sans sourire. Ils fixaient l’objectif, conscients d’y laisser un témoignage qui les dépassait et s’adressait, derrière la boîte noire, à leur  hypothétique et lointaine descendance.

On sentait l’âpre quotidien, la nécessité  de composer avec le temps, tout le temps et par tous les temps. Si on faisait abstraction du décor ou des costumes, ils pouvaient être de la nation  d’ici ou d’une nation venue d’ailleurs ou même un peuple d’Indiens, tout un peuple en photo.

-       Nicias ? Tu as vu, il ne manque que Géronimo…

-       Géronimo ? Pourquoi Géronimo ?

-       Observe leurs yeux.  Géronimo a le même regard, exactement.

Elle sourit :

-       Je trouve qu’ils ont un air sympa, sûrement pas l’habitude de poser, …La photo, Eli, cette photo, en bas, prends-là…

 Un groupe de jeunes gens devant un monument néoclassique, ou la réplique d’un temple ou une construction plus récente intégrant des colonnes ioniques…Photo en couleur. Au dos une date : 1972, écrit au stylo bleu

-       Des étudiants ?

-       Oui, Eli, des étudiants, National Metsovio Polytechnique, 1972. Regarde mieux les filles, la première au second rang, sur la gauche…

-       Mais, c’est Anna ?

-       Anna, oui. Qui est à ses côtés ?

-       Elle a ton sourire, et les cheveux plus longs, mais c’est bien toi !

-       Oui ! Eli, qui encore ?

-       Je dirais, attends, là derrière avec la perruque et la moustache à la Franck Zappa, on dirait Adrian. Là, c’est Anatolios. Il y a aussi les jumeaux.

Elle me prend la photo des mains et la regarde fixement :

-       Les garçons vont à la fac à cet endroit. Les filles pas exactement…Regarde ceux-là. Ils sont disparus. Trois l’année suivante, deux trois ans plus tard.

-       Les filles, Anna, toi, Andreas. Je vous reconnais bien. Qui est la quatrième ?

-       C’était Agathe, Tolios te dirait ce qu’elle était pour lui…Elle est morte le 17 novembre 1973, dès le début, dès que les soldats ont commencé à tirer dans la foule.

Anna venait d’arriver dans la pièce. Elle reprit…

-       Le 17 novembre 1973, Agathe est morte dans mes bras, avec son sang partout sur son corsage, partout sur mes mains. Partout, on entendait crier et partout les coups de fusil. Quelques uns chantaient encore…

Nicias posa la photo.

-       L’homme que tu vois au premier rang, le professeur Noiraud…Sa fille, Andreas. C’est sa maison ici. A chaque fois que nous avons dû nous cacher, il a fait le choix de risquer, pour nous…

Elles poursuivirent un long moment. J’écoutais sans les interrompre, en faisant le café, comme si l’on pouvait écouter l’Histoire en faisant passer le café, en glissant des tranches dans le grille-pain ou en demandant si quelqu’un avait trouvé du lait. Mais j’avais soigneusement écouté : jusqu’à la chute de la junte, le groupe avait lutté, à l’écart des grandes organisations de l’époque. A la chute du régime, il avait continué à poursuivre ceux qui avaient soutenu  la dictature, ceux qui s’étaient enrichi…

Par la fenêtre, j’entendis Jean-Marie et Andreas qui appelaient. Andreas avait sorti les mobylettes et ils voulaient partir de suite vers la petite ville…

-       Ravitaillement ! avait crié Jean-Marie. Mais chacun savait qu’ils allaient retrouver les contacts du professeur Eric Noiraud.

Sous le tilleul, nous avons pris le café. J’observai la façade de la petite maison et la grange qui la prolongeait :

-       Jolie bâtisse…Des gens avec du courage et un peu de goût pourraient en faire vraiment quelque chose d’intéressant…

-       Mon père a fait toutes sortes de plans un peu bizarres avec du bois partout, des escaliers, des cachettes pour les enfants. Je te montrerai si tu le veux…

C’était la première fois qu’Andréas m’adressait la parole. Elle qui avait constamment le regard grave, lointain, un peu absent, avait des sourires  dans la voix et une lueur d’enfance en lançant sa mobylette sur la petite route.

Pour vivre sans changer sa façon d’être malgré les menaces, il faut être inconscient ou s’être déjà organisé pour survivre. Ou peut-être faut-il avoir déjà fait l’expérience de la mort. Celle des autres, ce n’est pas suffisant. Je parle de la mort d’une partie de vous-même. Combien de temps faut-il pour transformer l’horreur du vide en douce absence ?

Andréas et Jean-Marie devaient rouler entre ombre et soleil, seuls sur la route, heureux du moment, conscients du moment. Où étaient à présent les étudiants du 17 novembre ?

Les autres, sous le tilleul ou dans la maison parlaient et jouaient aux dés. Il y avait deux discussions, différentes et qui portaient le même souci.

-       Ne pas être trahi, être un peuple majeur, qui décide pour lui-même…
Anatolios lança les dés :

-        C’est la seule question, la place que l’on fait au peuple après lui avoir laissé croire qu’il était libre de choisir

-       On a chassé la junte, on a reconstruit le monde. C’est le peuple qui décide !

Adrian regarda Manolis et Manolis lui rendit son sourire

-       Observe bien Adrian. Je lance les dés. Je dis ce sera un 6 et il arrive un 5 ou un 4. Alors devant le peuple j’affirme qu’il faut poursuivre l’effort et j’affirme que pour vaincre enfin, le peuple doit me suivre. Alors, je lance à nouveau le dé…

-       Et ?

-       Et le peuple m’acclame, forcément. Quoi qu’il arrive, je l’ai prévu.

-       Manolis, tu n’es pas un démocrate !

-       Qui l’est vraiment mon frère? Tous ces bien nourris jouent aux dés sur nos têtes et prétendent maîtriser notre sort…

Nicias venait de rentrer dans la maison :

-       Je crois ce que tu dis, mais je ne sais pas faire autrement, convaincre, gagner une voix, une autre encore. Laisser monter l’envie pour secouer le monde, par le monde. Ce n’est pas le peuple qui décide qu’il décide. C’est une faute de trop sur le tableau des vergognes (elle voulait dire honte), c’est un bateau qui doit livrer le grain et qui est  vide en entrant au port. C’est un regard de travers entre un policier et un passant, d’autre qui observent, personne des deux ne veut baisser le regard. Pourquoi ce jour là, le policier bouscule le passant, le passant tombe, la foule déchire le policier ?

-       Deux as ! Je gagne et je rafle les haricots !

Anatolios se leva. Au même instant, l’Inspecteur Bourras s’encadrait dans la porte. Dans le jardin, leur arme de service au poing, deux de ses hommes gardaient nerveusement les pommiers, quelques salades montées et des vaches, au loin. Devant la maison trois de leurs collègues s’étaient embusqués de part et d’autre de la route.

-       Akis Loliakos, vous vous souvenez ?

Tous s’étaient tournés vers Bourras…

-       Vous, là, Eli, le Grec d’adoption, vous vous souvenez d’Akis Loliakos ?

Il jeta une photo à mes pieds. Je pris le temps pour la ramasser, la retourner. Je savais ce qu’elle pouvait montrer.

-       Encore une pièce de boucherie ? Ca ne m’intéresse pas. Et eux non plus – je montrai dans le vague, l’ensemble des Grecs-, ça ne peut pas les intéresser…

Bourras s’était assis dans le canapé. Il nous tournait le dos et faisait de grands gestes

-       Akis Loliakos avait obtenu l’amnistie pour avoir livré quelques noms utiles. L’amnistie et l’asile politique en France. Maintenant, il est mort, grand désordre !

Vous, vous êtes toujours vivants et vous savez qui l’a tué. Au moins une personne ici sait qui sera le prochain.

Anna parla la première :

-       Je propose de boire un verre à la santé de ceux qui ont liquidé ce porc. Et, je me demande, commissaire, si nous ne ferions pas aussi bien qu’eux, en tuant le suivant…

Bourras ne releva pas le propos. Il avait une expression pour toutes les circonstances et c’était toujours la même, une façon de vous regarder qui, à la fois vous mettait à l’aise, comme de voir quelqu’un de simple, facile à lire et à comprendre…Qui à la fois vous mettait à l’aise et au même instant vous vrillait de la tête au pied, comme de voir quelqu’un qui lit simplement en vous totalement, même et surtout vos pensées cachées et ce que vous pensez à l’instant de lui. Sale con. Sale flic.

-       Je ne suis pas commissaire, je suis l’inspecteur Bourras. Ici, autour de vous, dans les villages et au chef lieu du département, c’est ce que j’ai appris à l’école, il y a une préfecture. A la préfecture, il y a madame la préfète, épouse de monsieur le Préfet. Elle attendra longtemps son époux, aujourd’hui, et aussi leur invité, le colonel de la gendarmerie, elle l’attendra longtemps. Les gendarmes, ce sont les gendarmes qui s’occupent des affaires de poules volées, de larcins, d’ivresse sur la voie publique et de terrorisme. A quelques virages d’ici, il y a un virage à droite, puis un virage à gauche, puis un drôle de tournant, qui va tout droit dans un fossé. Dans le fossé, il y a deux mobylettes en mauvais état, on les a brûlées. Sur l’une des mobylettes, c’est pour cela que madame la préfète va attendre, il y a comme un homme recroquevillé, tout noir, tout grillé, absolument décidé à ne pas dire son nom avant le résultat de l’autopsie. 

Bourras quitta la pièce aussi soudainement qu’il y était entré. Nous le vîmes s’éloigner cette fois sans hâte, observant le jardin, essayant de faire tourner une vieille girouette en forme de piaf. Il alla même jusqu’à soulever le couvercle de la boîte aux lettres où nichent des oiseaux. Des mésanges, je crois…

Heureusement pour la nichée, un de ses hommes, le major Lanne, l’appelait de l’autre côte de la route.

-       Chef, chef, venez voir, vite

Tous les policiers convergèrent vers leur collègue. Lorsqu’il fut près de Bourras, Lanne ouvrit le sac qu’il portait précieusement :

-       Chef, des cèpes! Ils sont magnifiques !

-       Imbécile, lança Bourras, tais-toi, et montre moi où tu les as trouvés, manquerai plus que les gens d’ici découvrent nos coins.

 Il s’enfonça dans les bois avec Lanne. 

Chez les Grecs, en revanche, personne n’était d’humeur à plaisanter. Cependant, l’annonce de Bourras avait été si énorme, si directe, si brutale que nul ne pouvait imaginer que Jean-Marie soit l’homme retrouvé carbonisé. On ne l’expliquait pas, on ne pouvait évidemment pas le prouver, mais, bien sûr, ce n’était pas Jean-Marie. Même s’ils le redoutaient, même si rien de rationnel ne pouvait les rassurer, ils se montraient confiants. C’est exactement cela : ils jouaient la confiance les uns pour les autres.

Adrian osa le premier :

-       Tout le monde est inquiet, mais le cadavre sur la mobylette, ça n’est pas ton frère, Achille. Une mise en scène, un trucage. Ce Bourras le sait. Il balance son petit pétard, puis il va tranquillement aux champignons ?  Invraisemblable ! Même le flic le plus foutraque …

-       Tu as raison, Adrian. Bourras nous attend sur la route, ou peut-être qu’il observe la maison de loin, pour nous voir quitter les lieux, crevés de peur et la mort aux trousses.

Deux minutes plus tard, Anatolios était sur la route, aussitôt rejoint par tous les autres. 
Goguenard, Bourras attendait le groupe, un gros cèpe dans chaque main :

-       Eh, Eh (il avait son expression universelle, à décoder en fonction du contexte) Eh, ils sont même pas véreux…

Anatolios lui coupa sèchement la parole :

-       Arrêtez votre ironie, inspecteur ! Qu’est-il arrivé à notre ami ?

-       Aaaah, fit Bourras, vous avez mis du temps à réagir.

-       C’est ignoble ce que vous faites !

-       Ooooh, mais il faut vous calmer. Eh, il n’y a pas mort d’homme ! Il y a pas mort d’homme. Il y a mort de salaud, grosse nuance. Votre copain, j’ai dans l’idée, qu’il est bien soigné, chez la mère Lanne. Voyez, on travaille en famille. Lanne trouve les cèpes, sa mère cache votre copain. C’est ainsi en Creuse, personne n’y va, personne ne connaît, mais la moitié de la Terre y a ses racines. Regardez, moi, j’ai la mère de Lanne, et je ne le savais même pas. Une chose tout de même. Il y a des compatriotes à vous qui zigouillent des anciens du régime et des agents américains. Les services secrets de trois pays au moins vous  cherchent, sans compter moi-même, qui ne suis pas secret et qui vous ai trouvé. Vous, vous êtes les gentils Grecs. Mais parmi les autres, les méchants, il y en a qui vous en veulent beaucoup. Ce n’est pas à cause des cochonneries que vous leur balancez, non, c’est lorsque vous les balancez, eux, à la justice, qu’ils commencent à avoir mal au dents et l’envie de mordre.

-       Ce sera tout, monsieur Bourras ? Anna le toisait à son tour…

-       Euhhh, les petits militants, ça vous embête toujours quand on ne vous prend pas au sérieux. Moi, pourtant, j’aime bien ce que vous faites.

-       Ta gueule, flic ! Anna s’était rapprochée jusqu’à lui cracher sa colère en pleine figure

Ni le ton ni l’expression de Bourras n’avaient changé. Il dévisagea Anna, regarda les courbes que faisait son corps, dessina, sans la toucher, comme une caresse sur ses vêtements.

-       Ne vous méprenez pas. Moi, je ne vous ferai jamais aucun mal…Ne confondez pas un flic de la République, même un peu bizarre, et les types que vous avez connu, en face de vous, en septembre 73.

Ni son expression, ni l’inflexion de sa voix n’avaient changé pourtant, nous avions tous reculé, simplement, dans nos esprits, changé, à son propos, de point de vue.

-       Ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est que la CIA et le MI16 soient encore à vous chercher et qu’ils n’aient pas réussi à vous trouver. Ce n’est simplement pas pensable. Ce qui est étonnant c’est que les autres Grecs, ceux qui tuent les méchants, n’aient pas encore jugé utile de vous contacter. Ce qui est franchement cocasse, c’est que l’un d’entre vous ment à tous les autres et renseigne à peu près tout le monde, j’en suis certain. Enfin, quelqu’un a tué l’un de vos ennemis, puis il l’a fait cuire, bon débarras. En somme, le premier, de la CIA, l’a vu, le second, du MI16, l’a attrapé, le troisième, services Grecs, lui a sûrement un peu tiré dessus. Le quatrième, l’a fait brûler ou alors, il a tout machiné, pour tromper son monde. Que fait le petit Bourras ? Il flaire le plat, flaire le plat. Jusqu’à trouver.

 

A force de remonter la clef de la mécanique, le ressort va lâcher. Vous l’avez tous fait, étant gosse. C’était un singe cymbaliste, un cycliste à tressautements ou même (début de siècle) des coquineries pour dames. Vous l’avez remonté, ça tapait, tressautait, vibrolait puis, hélas, un demi tour de clef en trop. Terminé. Déception. Fallait pas en rajouter pour les copains.

On est exactement là. D’ailleurs, qui croyait l’auteur, lorsqu’il lançait des polices secrètes aux trousses de dix petits grecs: ceux qui connaissent l’Histoire ! Bravo !

 Ils sont arrivés,  Achille et Nicias, au rendez-vous précis, le café derrière les pompes à essence, à la nuit tombée. En entrant, ils ont eu le même choc que toi, de se retrouver dans une autre époque. Le patron et son frère ont dit :

-       Bon qu’est-ce qu’on vous sert ?

Exactement, ils ont dit

-       Bon, qu’est-ce qu’on vous sert ? Un demi ?

Achille n’a rien répondu, mais Nicias oui :

-       Juste un bock…

Alors le patron a repris, « j’ai quelque chose pour vous »…

-       Attendez, je vais fermer.

 Nicias a regardé les affiches de fêtes pour demain, la semaine prochaine et il y a vingt ans. Elle a vu les blagues et lu, le hibou qui fait « Hou, Hou » et le perroquet qui  lui dit « là, là ». Elle a jugé  que cela ne lui était pas adressé.

Achille a vu les affiches de camionneur, malgré lui regardé ce que les affiches montraient. Il a jugé que cela ne lui était pas adressé.

C’est alors qu’ils sont entrés, deux personnages du cinéma contemporain, film tourné la semaine dernière, avec des personnages à tatouages, un rat sur le bras gauche, un navire sur la poitrine, on le devine au mât qui dépasse sous le t shirt. Ils ont marqué un temps d’arrêt sur le seuil. Le patron a regardé son frère. Le frère n’a pas eu un mouvement particulier. Il a fait passer Nicias et Achille dans la pièce derrière. On aurait dit un petit théâtre bien rôdé. Ils passent dans la pièce, genre on revient, on va se rafraîchir ou quelque chose…

Le patron a fait pour les deux gars :

-       Bon qu’est-ce qu’on vous sert ?

Ces deux arrivants se sont entre regardés. Tous les codes du ciné le proclament : ils allaient sortir de leur dos des flingues dernier cri. Ils allaient le faire.

Moi, j’aime entendre le bruit du fusil qu’on arme. La culasse coulisse dans son logement avec un son tenu, un peu gras, de fond de gorge de fusil. A ce moment, on regarde le métal damasquiné autour de la gâchette.

Fusil de chasse : canon à âme lisse comme celle du frère du patron.

On entend le fusil s’armer, on voit le canon posé sur la nuque du premier inconnu. Dans le même moment, il y a le patron, qui sort, l’air de rien, un Lüger de son bar en zinc. 
Les deux cézigues ça leur en bouche une surface : on ose les surbraquer, euxzigues ! 

Si on était dans un roman moderne, il y aurait pan, pan, deux morts frais dans le café. Désordre ! dirait Bourras. Ici, pas de désordre. Le fusil montre la direction. Le Lüger opine du canon. Direction la cave. La ficelle, le bâillon. Le coup de crosse derrière l’oreille. Entendez, la chaîne est ôtée. Entendez, la grille se soulève. Voyez et imaginez durant trois longues minutes à bulles et remous. Deux voyous dans la fontaine où ils se sont noyés.

Le patron dit « J’ai quelque chose pour vous ». Achille et Nicias ressortent avec deux caisses qu’il faut poser délicatement dans la voiture.

 Ce qui m’ennuie, dans notre propos, c’est le partage du monde à Yalta. Vous y étiez ? Parlez de tout ceci aux Grecs.

Merci pour votre courrier. Je vous dis qu’il y a là un encouragement, même si parfois certains outrepassent leur devoir de réserve : le lecteur a certes un rôle actif dans le dialogue avec l’œuvre, bien des savants vous le diront. Pour Martine, de Martigues, ce dialogue hélas tourne parfois à la mise en cause de l’auteur.

Oui, Martine, il y a des morts dans ce feuilleton. Non, Martine, je ne suis pas particulièrement cruel, mais il faut bien faire passer un certain message. Les deux affreux qui furent noyés dans la fontaine ou plutôt le puits de type artésien d’une cave de café creusois n’ont pas souffert, je crois, car ils ont été préalablement assommés.

Je sais, Martine, que vous êtes contre la peine de mort sauf pour ceux qui font du mal aux animaux. Si vous avez trop de cœur, ou trop de sensibilité, allez plutôt lire dans un blog sentimental. L’exemple que vous prenez, à propos de la mise à mort des crabes tourteaux ne me convainc point. Ainsi vous écrivez « J’ai toujours beaucoup de mal à faire cuire des crabes vivants, j’ai peur de les faire souffrir. Mais au moins, ils ne se noient pas, eux. Je les mets d’ailleurs à l’eau froide pour qu’ils n’aient pas peur et qu’ils gardent leurs pinces ».  Martine, ceci vous honore, mais avez vous pensé à leur discussion lorsque la température s’élève ?

-       Tu préfères être cuit cru ou à l’eau bouillante ?

-       L’eau froide, c’est mieux, tu sais Sacha, on garde ses pinces, c’est plus présentable !

-       Dit, Omar, j’ai très chaud, pas t… ?

Martine, oui, je me moque et je propose que les autres lecteurs votent pour vous licencier de cette dramatique.  

Par ailleurs, ne me faite pas croire que vous avez lu et compris les frères Karamazov et que vous ne parvenez pas à suivre le Pigeon. Aliocha est autrement plus complexe que notre bien aimé Bourras qui a très peu de surnoms.

Autre lectrice, F., s’en prend précisément à notre inspecteur, sous l’angle de la dérision ou de la menace voilée (vipère, 220 swift). Mesure-t-elle qu’il est le seul à apporter un zeste d’humour à notre chronique ? Soyez indulgente, F. , l’inspecteur Bourras n’a que très peu de bonheurs, petits ou grands dans son existence austère.  Mais peut-être avez vous vous-même du mal à révéler vos espaces mycologiques ?

 

 

Achille et Nicias ont rapporté les deux paquets et des indications pour nous procurer d’autres choses encore, militairement très intéressantes.

Avec le SIG dont je n’ai parlé à personne et les quatre mitraillettes Sten fournies par les Creusois, nous voici à la tête d’un petit arsenal crédible.  Dans une certaine maison en forêt, nous trouverons aussi une cache garnie de grenades et d’un petit mortier avec ses munitions.

-       Tout le monde n’a pas rendu les armes, à la libération, par ici.

-       Eli, chez nous non plus, les armes ne sont pas toutes sorties des bois…

Plusieurs fois déjà, ils m’avaient raconté la guerre que leur avaient raconté leurs parents et, plus que leurs parents, leurs propres recherches avaient confirmé les tractations entre les puissances occidentales et Staline à propos de la Grèce et l’abandon de la résistance à ses propres moyens. Churchill lui-même aurait travaillé à l’écrasement des forces de résistance grecques[1].

-       A force d’être trahis par tous, nous avons appris à faire éclater la vérité à chaque occasion et partout dans le monde…nous avons appris à nous défendre par nous-mêmes.

Anna, je me le suis avoué, était aussi attirante qu’elle était irritante. Son côté « petit manifeste » lui donnait de la force et un certain pouvoir de séduction et aussi un côté gavant indéniable. Au judo, elle était sûrement championne de la prise de tête et gagnait par ippon ou abandon de l’adversaire sur asphyxie. Elle savait (presque) tout sur (presque) tout et (la plupart du temps) la ramenait. J’évitais de l’attaquer de front, mes prises de positions m’avaient parfois valu d’être suspect de « romantisme petit-bourgeois[2] », voire d’être porteur de « délire phallocrate » ou encore d’être un « typique mâle blanc-blanc ». Merde alors, si elles savaient !

-       Alors les insultes, la peinture sur les murs, les procès, c’est terminé ?

-       Nous avons toujours été pacifistes. Cela ne nous a pas empêchés d’être bien préparés.

En effet les mitraillettes Sten furent montées sans recours à la notice et avec dextérité.

-       Andréas a fait savoir que le contact est pris. Elle sera demain soir avec nous. Jean-Marie n’en finit pas d’être accueilli par la maman du flic et pour l’instant, impossible de filer.

Mais oui, Nicias, les policiers aussi ont des mamans. Toi, ta maman, que fait-elle ? A quel étage de la bourgeoisie bien pensante reçoit-elle ses amies ? Est-ce qu’elle vote ?

 

  La CIA, lança Bourras en débouchant sur le chemin, c’est peut-être 25000 agents…

Mes compagnons ne cachèrent pas leur mécontentement de le croiser ainsi en pleine nature, en pleine forêt, en plein oubli des jours derniers, pesants. Pour ce qui est d’être pesant, il était assurément le plus lourd.

-       Question de méthode, poursuivit-il, et ce n’est pas de me voir souvent qui peut inquiéter les suspects. Ce qui est inquiétant, c’est ce que je fais quand vous ne me voyez pas. 

-       De quoi sommes-nous suspects, inspecteur ?

-       Je suis certain que c’est bien davantage mais, avec allez, 25000 agents, 10 milliards de dollars, 200000 employés, la CIA, c’est une assez grosse maison. Vous n’êtes pas les plus suspects. Mais vous intéressez les plus suspects et, de plus, je vous aime bien. Si vous m’invitez ce soir, je vous en dirai davantage. En attendant, prenez, je les ai ramassés pour vous.

Bourras ouvrit l’un des rabats de son panier, plein de cèpes. Chacun passa, qui à droite, qui à gauche du policier, il resta sur le chemin, son panier à ses pieds et frappa dans ses mains pour applaudir notre petit groupe.

-       Vous êtes vraiment enragés… Posez donc cinq minutes vos théories à la con. Repos !

Comme je me retournai il cria :

-       Dis-leur toi, que Bourras est un ami. A ce soir…J’apporterai aussi les œufs.

Il resta un moment, les poings sur les hanches, à se fabriquer lui-même le personnage de Bourras. Lorsqu’il siffla, je n’eus pas besoin de regarder pour savoir que toute la brigade sortait du bois.

Mes amis grecs étaient dans une grande discussion. Certes une de leurs habitudes, mais celle-ci avait un tour très concret :

-       Ce mec, il se fout de nous, ouvertement[1]

-       Il passe son temps à nous guetter

-       Ou à nous faire surveiller

-       Ce qui revient au même

-       Il cueille aussi des champignons

-       Il est assez bavard, on pourrait peut-être en tirer quelque chose !

-       Même avec une longue fourchette…

-       On n’a rien à perdre, puisqu’aussi bien il est toujours sur nous

-       Plutôt crever !

-        Je ne partage rien avec ce type[2]

Le soir même, et je ne saurais dire comment et quand il était arrivé, Bourras était installé, le verre à la main, sous le tilleul.

-       D’accord, il faut se méfier de tout le monde, mais on peut quand même prendre du bon temps…Trois bonhommes en moins depuis votre arrivée dans le coin, ça bouscule la chronique. Encore un ou deux, ils vont être obligés d’embaucher à la Montagne…Vous le lisez ce canard ?

-       Pour les mots croisés et pour les pommes de terre, inspecteur…Il y en a un stock dans la grange.

Adrian semblait avoir sympathisé avec Bourras et Bourras aimait tout le monde :

-       Vous avez tort de ne pas y prêter plus d’attention. Regardez, les petites annonces, c’est passionnant, je commence toujours par là…

Anna l’interrompit :

-       Mais quelque chose me dit que vous n’êtes pas ici pour nous parler des petites annonces.

-       C’est vrai, quelque chose a raison, je suis ici pour savoir qui tire les ficelles, et ce sont de longues ficelles sales, malodorantes, de vieilles ficelles avec un avenir plus solide que le vôtre ou que le mien.

Il parla, sans être interrompu, tandis que la nuit tombait autour de l’arbre. Longuement, il parla. Son enquête, il l’avait commencée dans les livres d’histoire. Ses premiers suspects, l’armée anglaise et Joseph Staline. Le premier cadavre qu’il mentionna appartient à une longue liste tragique. C’est celui d’Áris Velouchíotis, l’un des principaux chefs de l’armée populaire de libération nationale grecque.

Le second cadavre est celui de l’autodétermination des peuples. Bourras montra trois ou quatre lignes sanglantes tracées par les services secrets qui aboutissent toutes au 21 avril 1967, au putsch des colonels, soutenus par les Etats unis.  Le troisième cadavre est celui de la jeunesse et des restes de la démocratie au cours des évènements du 17 novembre 1973 : 23 morts disent les livres, 23 morts de tous âges lorsque les chars évacuèrent l’école polytechnique.

-       Nous connaissons cette histoire, c’est la nôtre, dit Anatolios. Pourquoi prendre tout cette attention pour fouiller ? Merci cependant d’avoir pris le temps…

Autour de nous, la nuit formait une cache. Elle protégeait notre groupe, elle s’ouvrait vers l’espace et les étoiles, le même ciel pensait Nicias, que le ciel de Grèce.

-   Ce qui me passionne, c’est la raison pour laquelle je suis ici, c’est vous. Votre choix politique, la dénonciation pacifique des anciens bourreaux…Ce que peut entraîner un tel choix, et ce qu'entraîne le travail de la justice pour tout ce qui remue dans l’ombre et qui porte une arme.

***

 

Pour vous, la pleine nuit en forêt, c’est peut-être déjà la pire des horreurs. Vous n’auriez pas aimé nous accompagner. Il est vrai que cette nuit du 04 août était particulière, avec ses nuages en longues trainées effilochées qui passaient devant la lune et nous laissaient dans l’obscurité totale ou disparaissaient pour nous laisser dans la lueur défunte. Après les orages de la journée, des brumes montaient des vallées comme d’autant de marais. Nous étions cernés par le silence, il n’acceptait de s’ouvrir que pour un éclat de lune. C’est ainsi que l’on chemine, sans doute, dans les limbes. Pour vous qui avez peur la nuit dans le moindre bosquet, l’immense massif forestier dans lequel nous étions ne vous aurait pas rassuré. Les cris de chouette quand on est terrorisé sont uniquement un rappel de votre solitude : c’est sans danger. Entendre courir, brusquement dans le sous-bois, devant ou derrière vous, au loin ou beaucoup plus près, ce peut-être très désagréable, mais vous pouvez penser à un sanglier, deux sangliers, une harde.

 

Nous, nous pensions à un monde déterminé à nous nuire et nous savions que cette détermination n’était que de la logique de marché traduite en répression. Etait-ce une volonté, ou même un complot qui faisait marcher les tueurs ou le contrat était-il conclu entre la machine et l’homme lorsque la machine par des additions de 1 et de 0 considérait que tel ou tel nuisait à ses raisons ?

 

Bourras avait terminé son repas en citant des affaires récentes de disparitions inquiétantes, en nous demandant si nous avions repéré  un visage ou l’autre sur les photos qu’il avait fini par sortir.

 

Effectivement, deux ou trois visages nous avaient plus que d’autres attirés. Peut-être avions-nous croisé ces visages ou peut-être que non. Qui pourrait dire avec certitude : « je connais ces lunettes », « cette démarche m’est familière », « cet homme a demandé du feu » juste devant moi…Cet homme-là, dans la foule, pas un autre.

 

Parfois on repère un regard, des yeux croisent nos yeux, une démarche nous captive ou une beauté, homme ou femme, un trait particulier. Saurions-nous les décrire ? Lorsqu’il s’agit de professionnels, qui savent se confondre avec le paysage, comment pourrions-nous les repérer ? Faites l’expérience suivante à une heure d’affluence moyenne : entrez dans un wagon de métro en regardant le sol. Levez le nez et faites un panoramique. Replongez le nez vers le sol. Maintenant, répondez honnêtement : combien de femmes, combien d’hommes, quelqu’un téléphonait-il ? Pouvez-vous dire combien il y avait de chapeaux ? Votre meilleure amie aurait-elle pu être sur une des banquettes, vous tournant le dos, sans que vous la reconnaissiez ?

 

Bourras étala cinq photos devant nous. La première, c’était Mélina Mercouri elle lui permit de capter notre attention. Les quatre autres, trois hommes et une femme n’avaient rien d’exceptionnel, sauf peut-être un rien qui nous échappait, que nous étions incapables de décrire, mais qui pesait très lourd. Au fond.

 

 ***

 

 

Nous sommes arrivés la nuit même dans un village en pierres chaudes. Elles rayonnaient à notre passage pour rappeler que la veille, il avait fait chaud et beau, ou le contraire.

 

- La rue principale, nous dit Andreas…

 

En fait c’était l’une des trois rues uniques et principales, vaguement parallèles qui toute se heurtaient à la rivière. L’une d’elle prenait toutefois la peine de prendre le pont.

 

Une porte s’ouvrit dans les pierres. Nous étions dans la salle d’un restaurant de crêpes. Simplement, une crêperie. La galette de Dinan dans la Creuse, c’est aussi crédible qu’un kebab avenue Foch ou des falafels à la fête des filets bleus. L’endroit était tenu par deux bretonnes à petites coiffes et nous avons redécouvert le mot krampouz, la double, la jambon-gruyère, la familiale, la végétarienne, la macrobiote, la sans-viande, la sans-sel, la sans-crêpe.

 

Après un mauvais début de nuit dans les bois, nous retrouvions un peu de chaleur.

 

Un client au comptoir racontait des histoires qui faisaient rire les bretonnes et deux ou trois buveurs de bière avec des têtes d’habitués. 

 

-         Comment fait-on cuire un corbeau lança le premier client ?

 

Il n’attendit pas de réponse. J’appris que pour faire cuire un corbeau, il faut le mettre dans un fait-tout, sur le feu et de mettre par-dessus un vieux fer à repasser.

 

Là, le type se tut. Bien sûr, quelqu’un demanda :

 

-         Et alors ?

 

-         Ben, quand le fer est tout mou, le corbeau est cuit.

 

On avait tous besoin de rire. Je crois que le type se demande encore pourquoi l’histoire du corbeau a tant fait rire cette fois-là et pourquoi depuis, il ne recueille que des amusailleries courtoises.

 

L’une des Bretonnes, nous passa les petites annonces de la Montagne.

 

-         Un de vos amis, un monsieur Bourras m’a demandé de vous donner ceci…

 

 

 

L’annonce était entourée de rouge.

 

« Transporteur animaux vivants, avec agrément vétérinaire, offre formation pour reprise d’activité, avant changement vers tout réfrigéré. Visite possible avant départ, le 06 août ».

 

 

 

 

 

Un coq nyctalope nous réveilla avant l’aube en entonnant avec insistance le chant monotone et guerrier de la maison Pathé.

 

-         C’est la France, ce poulet, chuchota Nicias qui dormait près de moi

 

-         Oui, mais il a un accent américain, répondit Anna, qui dormait de l’autre côté, il est sûrement de la CIA.

 

Tout autour, serrés contre nous dans le grenier qui faisait dortoir collectif, les autres Grecs approuvèrent l’idée de le cuire à la feta et aux poivrons.

 

Il était temps de partir.  

 

***

Ceux qui voudraient savoir pourquoi l’auteur balade ses personnages dans une campagne que les ignares pensent exclusivement vouée à l’élevage extensif n’ont qu’à se reporter à l’excellent ouvrage « la guerre révolutionnaire en Chine » de Mao-Tsé-Toung.

Le grand timonier n’est pas allé nous faire un opuscule sur la guerre au Proche-Orient : ce n’est pas son rayon. Votre serviteur, au prix d’un travail d’immersion assez conséquent puisqu’il dura trois années entières, s’est familiarisé avec les paysages, les nuits, les hommes et les femmes qu’il dépeint. N’allez pas croire que notre allégorie, figurant de jeunes Grecs, représentant la liberté de conscience, de culture et d’aimer, aux prises avec le grand capital, représenté par des services secrets si secrets qu’on ne les voit guère jusqu’à présent, que notre allégorie donc pourrait se situer de manière indifférente, un peu partout dans le monde.

Beaucoup des héros, le mot n’est pas trop fort, croisés au hasard des pages, sont absolument bénévoles. Ceux qui ont fourni des armes, ceux qui ont noyé des sicaires, ceux qui ont hébergé les Grecs font en effet partie de ces personnes engagées sans lesquels notre société sombrerait. Qu’ils soient ici remerciés sincèrement. Sans eux, ce feuilleton n’existerait pas et nous non plus, qui ne sommes que ce que nous faisons.  

 

***

 

Les deux caravelles se garèrent devant la crêperie, suivies par les deux automobiles noires aperçues depuis Paris, à la Souterraine et près d’un étang ou encore dans une clairière, c’est dire si elles sont tenaces. Les lecteurs sagaces et entraînés ont remarqué qu’au début nous parlions d’une voiture et d’une seule. Bon, et alors ?

Au volant des caravelles, des hommes vus pour l’instant de profil. Le premier ouvre la fenêtre et crache son chewing gum. Ce n’est pas professionnel et c’est très coûteux pour la société. Ainsi, cette cochonnerie chimique coûterait chaque année plusieurs millions d’euros en nettoyage aux métropoles. L’homme qui crache a la tête de l’emploi. Même si on ne sait pas quel emploi, il a la tête de l’emploi. Il fait un excellent tueur  à gage et un chauffeur passable.

Pendant que vous lisiez ce paragraphe, d’où son utilité, tous les passagers des quatre véhicules sont descendus. Il faut compter une bonne douzaine de types à tête de tueur, plus les chauffeurs.

Certains se sont disposés à proximité, pour surveiller les rues.

Le coq chantait sans débander, ce qui n’est pas aisé, actif tel le public prévenant Guignol de l’arrivée du gendarme et de son bâton.  On aurait pu croire, en prêtant une once d’intelligence à ce volatile, qu’il voulait prévenir les Grecs de l’arrivée des quatre véhicules et de leur contenu menaçant.

Il n’en était sans doute rien, qui pourrait le dire d’ailleurs, la plupart des spécialistes de la volaille s’y entendent davantage en abattage en découpe et en distribution qu’en éthologie des gallinacées.

Le ton volontiers badin entretenu par l’auteur tient davantage de la protection du lecteur que du choix littéraire. Pourquoi vous infliger en effet, des portes cassées, des hurlements, des coups de feu en l’air, des gifles, des menottages brutaux avec les bruitages et le stress afférents. Je préfère vous savoir chez vous, tranquilles, à éplucher des pommes de terre en mâchant des caramels mous tandis que vous lisez gentiment, plutôt que de vous brutaliser.

A la fin, les Grecs repartirent dans les autos, sauf quatre d’entre eux qui s’étaient échappés, non pas à l’arrivée des méchants, mais dès le chant du coq (on aurait dit).  

Je vous épargne aussi les liens de plastique autour des poignets, les traces de sang sur certains visages et les Bretonnes à petite coiffe ficelées dans l’arrière cuisine.

Aucun cynisme de ma part, juste une tentative d’adaptation au monde médiatique contemporain, qui s’auto-exonère de toute culpabilité grâce au « sans transition » qui est comme les guillemets en littérature ou les warnings sur l’auto garée sur le passage piéton, une façon de dire, « même pas grave », alors que ça l’est.

-         L’avion s’est écrasé dans la montagne, il n’y a probablement aucun survivant, nous attendons les images de nos envoyés spéciaux…sans transition, ce que les Français aiment en vacances, ce sont les démonstrations de voltige aérienne… »

-         On est toujours sans nouvelles de la petite petite disparue depuis hier soir dans une région de marécages et de crocodiles et de ravins et de psychopathes,  sans transition, ces papas qui vont à la crèche.

 

Pour moi, c’est la fille qui présente le JT du midi qui le fait le mieux, avec son sourire crémeux et son ton toujours pareil. Vive la fille rieuse du JT de midi.

 

Nous, on a un problème avec les Grecs qui sont embarqués par des barbouzes, à l’aube, dans la Creuse. Là je le joue tranquille, mais pour le vrai film, je vous promets que ça filera les chocottes gravement. Sans transition, les quatre Grecs échappés cherchent à faire du stop entre une ancienne ville minière et un hameau inhabité.

 

 

 

 

 

 

   

 



[1] - Αυτός ο τύπος, αυτός είναι το γέλιο σε μας, ανοιχτά

[2] Δεν συμμερίζομαι τίποτα με αυτόν τον τύπο

 

 



[1] « En Grèce, le Royaume-Uni et Winston Churchill préférèrent écraser militairement la Résistance locale et collaborer avec les milices d’extrême droite plutôt que de voir le pays échapper à leur domination”. Pierre Hodel. Contretemps, citant Joëlle Fontaine: “de la résistance à la guerre civile en Grèce”. La Fabrique . 2012

http://www.contretemps.eu/lectures/recension-r%C3%A9sistance-guerre-civile-en-gr%C3%A8ce-jo%C3%ABlle-fontaine

 

[2] Voir « Le pigeon en mai »

 

 

 

 

 

 

 

 

    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 © jpr  juillet 2013

 

 

 

 

 

 

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