Ça commence par une route entre chien et loup. L’homme au volant reste dans l’ombre le temps de quitter la campagne par une série de virages humides et de sous-bois qui restent inquiétants vers six heures du matin, malgré l’été. A l’arrivée en ville, peu de changement, le profil se fait plus net et l’on croit reconnaître celui qui conduit, mais ce n’est qu’une illusion.
Elle attend devant l’arrêt d’autobus avec une petite valise d’un modèle très ancien, tel qu’il peut s’en trouver dans tous les films sur la guerre d’Algérie.
C’est une femme de province et elle s’enfuira bientôt en voiture blanche.
Il y a un feu, c’est stupide, dans la ville vide. L’auto est arrêtée en attendant. Un rat mouillé traverse dans les clous puis s‘enfuit par le caniveau.Ensuite, chacun voudrait que la femme monte enfin dans l’auto. Elle regarderait le conducteur et nous serions son regard posé dans les yeux gris du chauffeur. Conscients de leur bonheur, ou de leur audace, ils ne risqueraient aucun mot et chacun comprendrait…
Cela ne sera pas : il fut dit que sa fuite se ferait en auto blanche. L’homme roule en 403 commerciale de couleur vert pomme. Le voici qui s’éloigne vers Vierzon après avoir mis sa flèche à gauche.
La femme de province attend devant l’arrêt d’autobus. Maintenant, elle a posé la valise devant elle, parallèle au trottoir. Elle se tient très droite, absolument immobile.
Il y a quatre mouvements dans cette sonate à Kreutzer, mais nous disposons uniquement du premier qui illustre ce passage. Les autres nous auraient livré la suite de l’histoire. Hélas, il faut nous résoudre à reprendre au début, sans fin.
Ça commence, donc, par une route entre chien et loup.
A 2’23, la musique semble se conclure et parfois, on peut aller chercher des cacahuètes ou quelque chose dans le frigo pour recommencer la lecture dans de bonnes conditions.
Attention toutefois, il se peut que la femme profite de ce relâchement pour quitter la scène.
Leos Janacek. Quatuor N°1 Sonate à Kreutzer http://www.deezer.com/fr/track/7783346 E