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Poésie par la fenêtre
3 juillet 2013

Le pigeon (4)

Ce fut une promenade joyeuse dans le XVIIIe, sans croiser grand monde, sauf aux abords de la mairie, près du métro Joffrin. Quelques fêtards. Ils avaient notre âge et des bouteilles de vin. Anatolios connaissait tout le monde et tout le monde, bien sûr connaissait Anatolios. Je n’ai pas fait de portrait, mais je sais que vous l’avez déjà entendu rire les yeux grands ouverts, le regard planté dans le vôtre. Je sais que vous l’avez déjà suivi en pensée sur un trottoir ou sortant d’un bus. Je sais, que négligeant sa tenue habituelle, vous lui avez enfilé un pull marin, un pantalon clair et que vous avez laissé ses pieds nus dans des espadrilles bleues. Vous avez autorisé votre main à jouer avec ses boucles noires et passé le doigt sur la cicatrice, au-dessus de son œil droit. Même ceux qui ne l’avaient pas fait le devinent peut-être mieux désormais. Maintenant, c’est vous qui voyez: un jeune Grec proche de la trentaine parmi d’autres jeunes gens.

Les autres, je n’en parle pas pour l’instant, ils viendront à leur tour et quand leur tour viendra. Anna peut-être ? Quelqu’un m’a dit que j’étais là pour elle. C’est peut-être vrai, mais je ne le sais pas encore. Si je le savais, cela m’irriterait. Cela voudrait dire que je ne peux pas voir une belle femme sans la désirer, et que je pourrais la désirer sans lui avoir jamais parlé. Bon, peut-être. Il faudrait que je l’ai approchée en pensée, elle marchant très vite et seule, entre les gens, les petits chiens, entre le kiosque et la marchande de journaux. Anna. C’est elle qui m’explique.

-       On se rassemble-là, place Marcel Aymé, mais aussi rue du Temple ou à Montparnasse, dans une impasse près du cimetière. On chante l’hymne, parfois on jette des cailloux sur des volets, de la peinture, du sang de porc ou de la merde à travers les fenêtres. On hurle au salaud et à l’assassin. On poste des lettres de menace à des hommes qui ne se plaindront pas. Parfois, on les suit jusqu’à leurs voitures aux pneus crevés et ils abandonnent leurs voitures, les éclats de vitres sur le siège du passager. C’est une histoire entre les Grecs vivants et les Grecs que ces hommes ont tué, comme une histoire de vengeance sans fin. Où qu’ils se trouvent, jusqu’à ce qu’ils se dénoncent ou se livrent à la police dans notre pays.

-       Et ils se dénoncent souvent ?

-       Jamais, mais nous les dénonçons. Nous rassemblons les preuves pour qu’ils soient condamnés. Les tout petits, petits tyrans ordinaires du temps des colonels.

Elle me parle encore longtemps de leur groupe d’étudiants et de leur loisir particulier, repérer et traquer ceux qui, dans la diaspora sont  soucieux de disparaître sans laisser de traces et qu’ils retrouvent, parfois par hasard, comme Akis Loliakos, qui vend des copies d’ancien sur la Butte et vit près du Passe-muraille, place Marcel Aymé.

-       Les sans-grades, les suiveurs, ceux qui obéissaient…

-       Tout l’appareil d’Etat alors, les fonctionnaires, leurs voisins et les amis ?

-       Non, poursuit-elle, seulement ceux qui y prenaient plaisir.

-       Ça n’est pas écrit sur le visage des tortionnaires.

-       Tu ne crois pas, Eli, que tout le monde le sait, ceux qui y prenaient plaisir ?

J’aimerais être au théâtre pour écrire : (il se tourne vers elle tandis qu’elle le nomme ainsi).

-       Je ne m’appelle pas Eli !

-       Ce sera ton nom maintenant.

(Elle insiste, ce sera son nom pendant toute l’histoire. Il sort une cigarette, elle l’allume. Rideau). 

 

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