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Poésie par la fenêtre

23 juillet 2013

Du pigeon aux cèpes

Bourras quitta la pièce aussi soudainement qu’il y était entré. Nous le vîmes s’éloigner cette fois sans hâte, observant le jardin, essayant de faire tourner une vieille girouette en forme de piaf. Il alla même jusqu’à soulever le couvercle de la boîte aux lettres où nichent des oiseaux. Des mésanges, je crois…

Heureusement pour la nichée, un de ses hommes, le major Lanne, l’appelait de l’autre côte de la route.

-       Chef, chef, venez voir, vite

Tous les policiers convergèrent vers leur collègue. Lorsqu’il fut près de Bourras, Lanne ouvrit le sac qu’il portait précieusement :

-       Chef, des cèpes! Ils sont magnifiques !

-       Imbécile, lança Bourras, tais-toi, et montre moi où tu les as trouvés, manquerai plus que les gens d’ici découvrent nos coins.

 Il s’enfonça dans les bois avec Lanne. 

Chez les Grecs, en revanche, personne n’était d’humeur à plaisanter. Cependant, l’annonce de Bourras avait été si énorme, si directe, si brutale que nul ne pouvait imaginer que Jean-Marie soit l’homme retrouvé carbonisé. On ne l’expliquait pas, on ne pouvait évidemment pas le prouver, mais, bien sûr, ce n’était pas Jean-Marie. Même s’ils le redoutaient, même si rien de rationnel ne pouvait les rassurer, ils se montraient confiants. C’est exactement cela : ils jouaient la confiance les uns pour les autres.

Adrian osa le premier :

-       Tout le monde est inquiet, mais le cadavre sur la mobylette, ça n’est pas ton frère, Achille. Une mise en scène, un trucage. Ce Bourras le sait. Il balance son petit pétard, puis il va tranquillement aux champignons ?  Invraisemblable ! Même le flic le plus foutraque …

-       Tu as raison, Adrian. Bourras nous attend sur la route, ou peut-être qu’il observe la maison de loin, pour nous voir quitter les lieux, crevés de peur et la mort aux trousses.

Deux minutes plus tard, Anatolios était sur la route, aussitôt rejoint par tous les autres.
Goguenard, Bourras attendait le groupe, un gros cèpe dans chaque main :

-       Eh, Eh (il avait son expression universelle, à décoder en fonction du contexte) Eh, ils sont même pas véreux…

Anatolios lui coupa sèchement la parole :

-       Arrêtez votre ironie, inspecteur ! Qu’est-il arrivé à notre ami ?

-       Aaaah, fit Bourras, vous avez mis du temps à réagir.

-       C’est ignoble ce que vous faites !

-       Ooooh, mais il faut vous calmer. Eh, il n’y a pas mort d’homme ! Il y a pas mort d’homme. Il y a mort de salaud, grosse nuance. Votre copain, j’ai dans l’idée, qu’il est bien soigné, chez la mère Lanne. Voyez, on travaille en famille. Lanne trouve les cèpes, sa mère cache votre copain. C’est ainsi en Creuse, personne n’y va, personne ne connaît, mais la moitié de la Terre y a ses racines. Regardez, moi, j’ai la mère de Lanne, et je ne le savais même pas. Une chose tout de même. Il y a des compatriotes à vous qui zigouillent des anciens du régime et des agents américains. Les services secrets de trois pays au moins vous  cherchent, sans compter moi-même, qui ne suis pas secret et qui vous ai trouvé. Vous, vous êtes les gentils Grecs. Mais parmi les autres, les méchants, il y en a qui vous en veulent beaucoup. Ce n’est pas à cause des cochonneries que vous leur balancez, non, c’est lorsque vous les balancez, eux, à la justice, qu’ils commencent à avoir mal au dents et l’envie de mordre.

-       Ce sera tout, monsieur Bourras ? Anna le toisait à son tour…

-       Euhhh, les petits militants, ça vous embête toujours quand on ne vous prend pas au sérieux. Moi, pourtant, j’aime bien ce que vous faites.

-       Ta gueule, flic ! Anna s’était rapprochée jusqu’à lui cracher sa colère en pleine figure

Ni le ton ni l’expression de Bourras n’avaient changé. Il dévisagea Anna, regarda les courbes que faisait son corps, dessina, sans la toucher, comme une caresse sur ses vêtements.

-       Ne vous méprenez pas. Moi, je ne vous ferai jamais aucun mal…Ne confondez pas un flic de la République, même un peu bizarre, et les types que vous avez connu, en face de vous, en septembre 73.

Ni son expression, ni l’inflexion de sa voix n’avaient changé pourtant, nous avions tous reculé, simplement, dans nos esprits, changé, à son propos, de point de vue.

-       Ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est que la CIA et le MI16 soient encore à vous chercher et qu’ils n’aient pas réussi à vous trouver. Ce n’est simplement pas pensable. Ce qui est étonnant c’est que les autres Grecs, ceux qui tuent les méchants, n’aient pas encore jugé utile de vous contacter. Ce qui est franchement cocasse, c’est que l’un d’entre vous ment à tous les autres et renseigne à peu près tout le monde, j’en suis certain. Enfin, quelqu’un a tué l’un de vos ennemis, puis il l’a fait cuire, bon débarras. En somme, le premier, de la CIA, l’a vu, le second, du MI16, l’a attrapé, le troisième, services Grecs, lui a sûrement un peu tiré dessus. Le quatrième, l’a fait brûler ou alors, il a tout machiné, pour tromper son monde. Que fait le petit Bourras ? Il flaire le plat, flaire le plat. Jusqu’à trouver.

 

 

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21 juillet 2013

Ils braquent les salades montées

Pour vivre sans changer sa façon d’être malgré les menaces, il faut être inconscient ou s’être déjà organisé pour survivre. Ou peut-être faut-il avoir déjà fait l’expérience de la mort. Celle des autres, ce n’est pas suffisant. Je parle de la mort d’une partie de vous-même. Combien de temps faut-il pour transformer l’horreur du vide en douce absence ?

Andréas et Jean-Marie devaient rouler entre ombre et soleil, seuls sur la route, heureux du moment, conscients du moment. Où étaient à présent les étudiants du 17 novembre ?

Les autres, sous le tilleul ou dans la maison parlaient et jouaient aux dés. Il y avait deux discussions, différentes et qui portaient le même souci.

-       Ne pas être trahi, être un peuple majeur, qui décide pour lui-même…
Anatolios lança les dés :

-        C’est la seule question, la place que l’on fait au peuple après lui avoir laissé croire qu’il était libre de choisir

-       On a chassé la junte, on a reconstruit le monde. C’est le peuple qui décide !

Adrian regarda Manolis et Manolis lui rendit son sourire

-       Observe bien Adrian. Je lance les dés. Je dis ce sera un 6 et il arrive un 5 ou un 4. Alors devant le peuple j’affirme qu’il faut poursuivre l’effort et j’affirme que pour vaincre enfin, le peuple doit me suivre. Alors, je lance à nouveau le dé…

-       Et ?

-       Et le peuple m’acclame, forcément. Quoi qu’il arrive, je l’ai prévu.

-       Manolis, tu n’es pas un démocrate !

-       Qui l’est vraiment mon frère? Tous ces bien nourris jouent aux dés sur nos têtes et prétendent maîtriser notre sort…

Nicias venait de rentrer dans la maison :

-       Je crois ce que tu dis, mais je ne sais pas faire autrement, convaincre, gagner une voix, une autre encore. Laisser monter l’envie pour secouer le monde, par le monde. Ce n’est pas le peuple qui décide qu’il décide. C’est une faute de trop sur le tableau des vergognes (elle voulait dire honte), c’est un bateau qui doit livrer le grain et qui est  vide en entrant au port. C’est un regard de travers entre un policier et un passant, d’autre qui observent, personne des deux ne veut baisser le regard. Pourquoi ce jour là, le policier bouscule le passant, le passant tombe, la foule déchire le policier ?

-       Deux as ! Je gagne et je rafle les haricots !

Anatolios se leva. Au même instant, l’Inspecteur Bourras s’encadrait dans la porte. Dans le jardin, leur arme de service au poing, deux de ses hommes gardaient nerveusement les pommiers, quelques salades montées et des vaches, au loin. Devant la maison trois de leurs collègues s’étaient embusqués de part et d’autre de la route.

-       Akis Loliakos, vous vous souvenez ?

Tous s’étaient tournés vers Bourras…

-       Vous, là, Eli, le Grec d’adoption, vous vous souvenez d’Akis Loliakos ?

Il jeta une photo à mes pieds. Je pris le temps pour la ramasser, la retourner. Je savais ce qu’elle pouvait montrer.

-       Encore une pièce de boucherie ? Ca ne m’intéresse pas. Et eux non plus – je montrai dans le vague, l’ensemble des Grecs-, ça ne peut pas les intéresser…

Bourras s’était assis dans le canapé. Il nous tournait le dos et faisait de grands gestes

-       Akis Loliakos avait obtenu l’amnistie pour avoir livré quelques noms utiles. L’amnistie et l’asile politique en France. Maintenant, il est mort, grand désordre !

Vous, vous êtes toujours vivants et vous savez qui l’a tué. Au moins une personne ici sait qui sera le prochain.

Anna parla la première :

-       Je propose de boire un verre à la santé de ceux qui ont liquidé ce porc. Et, je me demande, commissaire, si nous ne ferions pas aussi bien qu’eux, en tuant le suivant…

Bourras ne releva pas le propos. Il avait une expression pour toutes les circonstances et c’était toujours la même, une façon de vous regarder qui, à la fois vous mettait à l’aise, comme de voir quelqu’un de simple, facile à lire et à comprendre…Qui à la fois vous mettait à l’aise et au même instant vous vrillait de la tête au pied, comme de voir quelqu’un qui lit simplement en vous totalement, même et surtout vos pensées cachées et ce que vous pensez à l’instant de lui. Sale con. Sale flic.

-       Je ne suis pas commissaire, je suis l’inspecteur Bourras. Ici, autour de vous, dans les villages et au chef lieu du département, c’est ce que j’ai appris à l’école, il y a une préfecture. A la préfecture, il y a madame la préfète, épouse de monsieur le Préfet. Elle attendra longtemps son époux, aujourd’hui, et aussi leur invité, le colonel de la gendarmerie, elle l’attendra longtemps. Les gendarmes, ce sont les gendarmes qui s’occupent des affaires de poules volées, de larcins, d’ivresse sur la voie publique et de terrorisme. A quelques virages d’ici, il y a un virage à droite, puis un virage à gauche, puis un drôle de tournant, qui va tout droit dans un fossé. Dans le fossé, il y a deux mobylettes en mauvais état, on les a brûlées. Sur l’une des mobylettes, c’est pour cela que madame la préfète va attendre, il y a comme un homme recroquevillé, tout noir, tout grillé, absolument décidé à ne pas dire son nom avant le résultat de l’autopsie. 

 

 

 

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21 juillet 2013

Les yeux de Géronimo (Le pigeon 16)

C’était une sorte de bureau, une caverne personnelle avec des photos sur les murs. Des anciens et des anciennes avec dignité photographique posaient sans sourire. Ils fixaient l’objectif, conscients d’y laisser un témoignage qui les dépassait et s’adressait, derrière la boîte noire, à leur  hypothétique et lointaine descendance.

On sentait l’âpre quotidien, la nécessité  de composer avec le temps, tout le temps et par tous les temps. Si on faisait abstraction du décor ou des costumes, ils pouvaient être de la nation  d’ici ou d’une nation venue d’ailleurs ou même un peuple d’Indiens, tout un peuple en photo.

-       Nicias ? Tu as vu, il ne manque que Géronimo…

-       Géronimo ? Pourquoi Géronimo ?

-       Observe leurs yeux.  Géronimo a le même regard, exactement.

Elle sourit :

-       Je trouve qu’ils ont un air sympa, sûrement pas l’habitude de poser, …La photo, Eli, cette photo, en bas, prends-là…

 Un groupe de jeunes gens devant un monument néoclassique, ou la réplique d’un temple ou une construction plus récente intégrant des colonnes ioniques…Photo en couleur. Au dos une date : 1972, écrit au stylo bleu

-       Des étudiants ?

-       Oui, Eli, des étudiants, National Metsovio Polytechnique, 1972. Regarde mieux les filles, la première au second rang, sur la gauche…

-       Mais, c’est Anna ?

-       Anna, oui. Qui est à ses côtés ?

-       Elle a ton sourire, et les cheveux plus longs, mais c’est bien toi !

-       Oui ! Eli, qui encore ?

-       Je dirais, attends, là derrière avec la perruque et la moustache à la Franck Zappa, on dirait Adrian. Là, c’est Anatolios. Il y a aussi les jumeaux.

Elle me prend la photo des mains et la regarde fixement :

-       Les garçons vont à la fac à cet endroit. Les filles pas exactement…Regarde ceux-là. Ils sont disparus. Trois l’année suivante, deux trois ans plus tard.

-       Les filles, Anna, toi, Andreas. Je vous reconnais bien. Qui est la quatrième ?

-       C’était Agathe... 

Anna venait d’arriver dans la pièce. Elle reprit…

-       Le 17 novembre 1973, Agathe est morte dans mes bras, avec son sang partout sur son corsage, partout sur mes mains. Partout, on entendait crier et partout les coups de fusil. Quelques uns chantaient encore…Tolios te dirait ce qu’elle était pour lui…Elle est morte le 17 novembre 1973, dès le début, dès que les soldats ont commencé à tirer dans la foule.

Nicias posa la photo.

-       L’homme que tu vois au premier rang, le professeur Noiraud…Sa fille, Andreas. C’est sa maison ici. A chaque fois que nous avons dû nous cacher, il a fait le choix de risquer, pour nous…

Elles poursuivirent un long moment. J’écoutais sans les interrompre, en faisant le café, comme si l’on pouvait écouter l’Histoire en faisant passer le café, en glissant des tranches dans le grille-pain ou en demandant si quelqu’un avait trouvé du lait. Mais j’avais soigneusement écouté : jusqu’à la chute de la junte, le groupe avait lutté, à l’écart des grandes organisations de l’époque. A la chute du régime, il avait continué à poursuivre ceux qui avaient soutenu  la dictature, ceux qui s’étaient enrichi…

Par la fenêtre, j’entendis Jean-Marie et Andreas qui appelaient. Andreas avait sorti les mobylettes et ils voulaient partir de suite vers la petite ville…

-       Ravitaillement ! avait crié Jean-Marie. Mais chacun savait qu’ils allaient retrouver les contacts du professeur Eric Noiraud.

Sous le tilleul, nous avons pris le café. J’observai la façade de la petite maison et la grange qui la prolongeait :

-       Jolie bâtisse…Des gens avec du courage et un peu de goût pourraient en faire vraiment quelque chose d’intéressant…

-       Mon père a fait toutes sortes de plans un peu bizarres avec du bois partout, des escaliers, des cachettes pour les enfants. Je te montrerai si tu le veux…

C’était la première fois qu’Andréas m’adressait la parole. Elle qui avait constamment le regard grave, lointain, un peu absent, avait des sourires  dans la voix et une lueur d’enfance en lançant sa mobylette sur la petite route.

 

 

 

20 juillet 2013

Comme un chevreuil aboie (Le pigeon 15)

Alors, que le vent se lève sur la forêt tandis que disparaissent les phares, qu’est-ce-que ça peut nous faire ? Et que peuvent ressentir nos compagnons de voyage ? Ils ont trente ans et des convictions, ils sont loin de la Grèce, en Creuse, entre deux virages, en 1989. Loin d’eux, proches d’eux, nous regardons la laine se filer, sans voir quelles mains vont couper le fil. J’aimerais mieux un divertissement, tout s’arrangerait à la fin, le héros que l’on croyait disparu reviendrait, cela n’étonnerait personne. Anna si belle, jouerait son propre rôle. Avec les paysages qui murmurent que le temps peut durer, entourée d’amis, elle serait devant nous, à rire, à danser, à vivre sa petite vie à colorier. Mais je vous sens réalistes. Au fond, que de jeunes Grecs viennent se perdre entre Marche et Combrailles, vous le comprenez, vous le prenez pour une sorte de métaphore : des combats se poursuivent au-delà des années, les terres de résistance accueillent les résistants, ce qui s’écroule aujourd’hui un peu partout en Europe demande un sursaut, et l’engagement des jeunes, des jeunes gens, des gens. Le vôtre peut-être ?

La lune se perdit un moment dans l’étang puis, à la faveur d’une trouée de nuages, s’y refléta, en révélant un chemin, un rideau d’arbres, le déversoir d’un pêcherie.

Un peu plus loin, deux routes se croisaient. Les caravelles prirent vers la droite, en remontant.

-       On arrive, dit Anna. Il n’y a personne en ce moment et nous serons tranquilles pour la nuit.

-       La nuit a des faiblesses, on dirait !

Nicias montrait la lueur qui peu-à-peu gagnerait  les combes, le village au loin et la maison qui nous attendait, en bordure de route.

On entra par le jardin. La clef était cachée dans la boîte-aux-lettres, ou il n’y avait pas de clef, ou la porte était ouverte. Cette nuit là on ne chercha pas à savoir où l’on était et si ce quelque part existait pour de bon. Une maison simple avec des fenêtres à petits-carreaux, une cheminée et des livres partout.

Nous le savions, quelque part dans les collines, des types en noir dormaient dans leurs voitures et les voitures faisaient dans la clairière une menace sombre de scarabées d’aciers.

Je pris le premier tour de garde, avec Nicias qui avait presque exigé de rester :

-       Moi, je n’ai jamais sommeil la première nuit, dans une maison…

Adrian, Jean-Marie et Achille restèrent un moment à parler, après avoir allumé un feu.

-       Nicias, lorsque les flics nous ont embarqués, l’autre jour, à Paris…

-       Tu ne savais pas que tu te retrouverais à faire la sentinelle en attendant le jour.

-       Non, il y a plus de choses que je ne savais pas.

-       Comme ?

-       Que je partirais en voyage avec des idéalistes, que nous devrions nous cacher, que je connaîtrais le sens de ton nom…

Le jour se levait maintenant avec méthode, laissant les brumes cacher encore un peu de la campagne. Un énorme tilleul apparut dans la cour. Des oiseaux du jour avaient remplacé par leurs chants les chants et les frôlements de la nuit.

-       Eli, tu ne sais rien, et c’est bien mieux pour toi

Avec ses cheveux roux coupés courts et ses yeux clairs à capter la lumière, elle ne ressemblait pas à mes images grecques. Je me souvins que, par ailleurs, je n’avais vraiment jamais pensé à me demander à quoi ressemblent les filles grecques.

Qu’est-ce qu’un rêve éveillé ?  Des tueurs en costume qui, sans s’étonner, s’éveillent au milieu des bois. L’un deux vise un chevreuil avec sa main et son index tendu. L’animal et le tueur s’observent. Le plus stupide des deux fait mine de tirer, d’un bruitage filant, deux fois, en repliant son index. Puis il souffle sur son doigt et finit son Coca. L’autre le regarde en protestant.

-       Regarde ce con, fait le tueur, avec un fort accent américain, il se prend pour un clébard. Dommage qu’on soit pressé, je lui aurais bien calé une 220 swift entre les oreilles.

Les autres ne répondent pas, mais on comprend qu’ils ont les munitions et qu’ils sont prêts pour chasser le gros gibier.

 

Chevreuil qui aboie, la preuve : http://www.youtube.com/watch?v=dGDQ9VwO2BE

 

19 juillet 2013

Etoiles (Le pigeon 14)

Il est possible de rouler entre La Souterraine et Guéret via Saint-Vaury en écoutant Sarah Vaugham chanter Autumn leaves vers minuit, si on a les bonnes cassettes.

C’est le privilège de ceux qui veillent : ils peuvent  attraper entre deux virages l’envie de s’arrêter sous les arbres pour regarder les jeux des phares et du vent auprès des chênes qui se penchent sur la route : ils dansent avec la musique.  

-       Tu sais où tu nous mènes, Anna ?  souffle Tolios en allumant sa gitane

-       Depuis le début, tu le sais aussi. Il suffit de passer la muraille pour connaître ce qui compte.

-       La muraille ? Bien des mystères…je crois que ce n’est plus l’heure…

-       Les tyrans, il y a ceux qui les dénoncent, ceux qui les condamnent, ceux qui les exécutent.

Un murmure dans la caravelle révèle qu’on ne dort pas dans les banquettes. On écoute…Elle poursuit :

-       Le mieux, c’est d’éviter qu’ils poussent. Après c’est toujours trop tard.

Adrian, reprend, avec son ton ralenti et précieux :

-       Comme ils le disent en France, la victoire vole au secours, non, ils disent, il y a beaucoup de monde pour voler au secours de la victoire.

-       Tu vois, Tolios, je vous emmène pour recommencer l’histoire, autant que pour nous faire oublier.

Personne n’a envie de nouer un débat. On écoute la Vaugham. Je crois que tous espèrent se poser.

-                Sérieusement, quand est-ce qu’on arrive ?

La route s’est resserrée. A présent elle fait de belles boucles dans la forêt, inégales et parfois étirées. Celui qui a tracé cette route devait penser à ses cahiers d’écolier[1]

-        Ici on croit parfois être perdu et qu’on n’arrivera jamais et puis soudain, c’est exactement comme si on n’était jamais parti. Encore quelques virages, encore quelques minutes répond Anna, mais d’abord, attendons ici, c’est mieux si on n’a pas été suivis.

Les deux caravelles s’engagent dans un chemin. Moteurs coupés, lumières éteintes, les voitures et leurs occupants sont dans une nuit profonde, d’avant l’invention de la ville, des panneaux lumineux et de la lumière électrique.  Tout le monde descend pour écouter, se dégourdir un peu et pisser en regardant les étoiles. 

-       Je n’ai pas vu de nuit pareille depuis mon dernier séjour à Ermioni, murmure l’une des filles.

-       Nicias, on reste ici quelques temps, tu pourras encore compter les étoiles.

Anna s’est rapprochée du petit groupe près de la route

-       Il n’y a visiblement personne à nos trousses. Ici c’est le meilleur endroit pour se cacher.

Il n’y a plus soudain que le silence peuplé d’une nuit d’été. Chants de grillon ou message céleste, on ne sait si la fine vibration, multipliée par  des centaines d’insectes, monte du sol ou descend du ciel. Ils sont seuls, ensemble, dans la nuit, camouflés, déguisés en ombres tranquilles et douces (c’est mieux, Thomas, celle-là, je la garde).

Tandis qu’ils se tournent vers les caravelles, Adrian souffle :

-       Regardez !

Au-dessus des arbres, plus bas vers une combe, un éclat de lumière, vite avalé par la voûte d’arbres, puis, un rayon, puis un pinceau encore se montrent et cheminent. Tous, instinctivement se sont resserrés et baissés et c’est exactement leur dernier fragment de paix qui disparaît lorsque, longtemps après avoir fait entendre leurs grondements sur la route au loin, deux autos noires passent devant eux, tirées par leurs phares.

 

 

 

 



[1] Image proposée par Thomas, de Nœuds-les-Mines. Thomas, c’est la dernière fois que je reprends vos clichetons nunuches. 

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17 juillet 2013

Loin la banlieue (Le pigeon 13)

Amis lecteurs fidèles du pigeon, bonsoir.

Oncques nous laissâmes nos héros rejoignant la banlieue par la route. Nombre d’entre vous s’inquiétaient, à juste titre et avec raison des possibles sévices que pouvaient leur infliger les passagers d’une automobile noire qui les suivait. Aucun procédé stylistique n’étant en ce moment en notre possession, nous ne pourrons faire de retour sur image pour identifier les sicaires  qui d’ailleurs, se camouflaient derrière des lunettes noires.

Ce seul indice pourrait nous laisser entrevoir que ces escarpes ne sont autres que les assassins de feu le chef de la CIA, mais aussi du restaurateur grec Yorgos Kotsiras.
Ce Kotsiras n’a aucun lien de parenté avec Yiannis Kotsiras, l’heureux compositeur de To Vals Tis Mikris qui se joue à la boîte à musique et qui  va si bien avec les scènes d’étranglement en noir et blanc auxquelles ont pu assister les lecteurs Grecs de votre feuilleton favori Το περιστέρι, censurées en France.

Mais porter des lunettes n’est pas une preuve de culpabilité. Ceux d’entre vous qui pensent avoir reconnu les violents cités plus haut sortent et passent leur tour. En effet, combien d’innocents auraient été condamnés avec de tels procédés qui tiennent de l’amalgame ? D’autant que le coupable à lunettes, les ôtant redevient innocent. Ah !

Après l’avenue de la porte de Champerret, les deux caravelles ont emprunté le périphérique. Roulant à une allure modérée, elles n’ont pas manqué, après l’avenue Edouard Vaillant de prendre la direction d’Orléans, puis de Vierzon, pour faire le plein de gazole du côté de Marmagne.  A 3 francs 48 centimes le litre la station Shell était à l’époque la moins chère de la région, mais les occupants des caravelles l’ignoraient, tandis que nous, nous en foutons totalement (sauf Martine, de Martigues, qui demande toujours des détails à la con qui ralentissent le récit).

Vierzon ? C’est une banlieue bien lointaine, je vous le concède. Mais si on est dans le viseur de  la CIA et du MI6 ainsi que du Ethniki Ypiresia Pliroforion (service du renseignement grec), c’est encore trop proche. Après 408 kilomètres de chaussée carrossable, nos personnages entrent en Creuse, par la Souterraine. Ici l’auteur est agité de scrupules : doit-il décrire tous les Grecs, ce qui nous les rendrait sympathiques, car familiers ? Doit-il attendre, c’était son parti pris jusqu'à présent, que des évènements mettent en avant certains d’entre eux, comme happés par le destin, marchant sur le proscenium à la rencontre de leur sort ?

L’inspecteur Bourras et ses hommes ne se posent pas la question eux, qui postés de nuit à la Souterraine, miment l’indifférence en se fondant dans la foule ce qui, même en plein jour et il est minuit est, à cet endroit, un véritable exploit. Pour ceux qui ne suivraient pas, je leur donne rendez-vous dans la rue principale au moment de leur choix, ils jugeront par eux-mêmes.

Les fiches renseignées par les collaborateurs de Bourras sont précises et détaillées. Ainsi saurions-nous en les lisant quel est l’âge exact, quelles sont les mensurations de nos Grecs et qui couche avec qui.

Les caravelles traversent la Souterraine silencieuse. Anna se penche vers Anatolios et lui glisse quelque chose à l’oreille.

-       Que dit-elle ? questionne Adrian

-       Elle me glisse à l’oreille qu’elle ne s’attendait pas à trouver tant de monde dans la rue à cette heure-ci dans un pareil endroit, répond Anatolios.

Dans les minibus, endormis et endormies, les grecs et les grecques roulent sans le savoir vers Guéret. Alexi Lychnári et Anna tous deux au volant sifflent Fischia il vento (non Martine, je n’ai pas les paroles). Ils ne voient pas l’auto noire qui, tous feux éteints a repris elle aussi la route.

 

Les lecteurs attentifs à la cohérence de ce feuilleton et Martine, qui aime les détails auront été, ce soir, comblés. Les autres protestent en allant se coucher et jugent l’auteur qui facétieux, qui, carrément casse-burnes. N’optez pas amis, attendez. La violence latente de ce récit finira bien par atteindre son acmé et vous serez les premiers à regretter nos flâneries. 

16 juillet 2013

Résumé filmé (le pigeon 12)

 

Il est des jours plus compliqués que d’autres pour voir progresser l’intrigue.

Si vous étiez venus plus tôt, j’aurais pu vous raconter en direct la perquisition chez les Grecs, ce que l’on trouve et ce que l’on ne trouve pas. Hélas, ce passage ne pouvait pas avoir d’autre titre que « la fuite ». Le narrateur et plusieurs jeunes Grecs dont les jumeaux Achille et Jean-Marie ont été expulsés du squat artistique où ils étaient hébergés. Le squat a dans le même mouvement été vidé itou. Merci la solidarité.

Quelques horions échangés avec des artistes de méchante humeur ont tout de même ressoudé le groupe qui a pu s’exprimer à propos d’art contemporain.

Sinon rien de bien intéressant. Deux bus ont été achetés, deux caravelles fatiguées de retour du Maroc. Dans les bus, direction le périph, la banlieue on dort, on chante, on vit, on s’aime. Ceux qui ne dorment pas chantent, ceux qui vivent peuvent aussi dormir. Ceux qui s’aiment vivent leur amour et chantent leur amour et dorment leur amour et nous font un peu chier car ils n’ont rien d’autre à raconter les yeux dans les yeux.

Ah oui, oui, il y a une voiture noire qui suit le bus à travers Paris. Dans la voiture noire, personne ne chante, personne ne dort et personne ne s’aime. Pire, personne ne s’aime et aucun des passagers n’aime personne au monde.

Quand est-ce que l’enquête commence ? Ben l’enquête est commencée. Ce que nous ignorons, c’est combien d’enquêtes simultanées sont lancées. Dans ses greniers, l’inspecteur Bourras a organisé un pot de départ, car il part en région pour quelques jours, avec toute la brigade, mais son enquête progresse : c’est pour cette raison qu’il quitte le quai pour la province.

Si nous avions un peu de temps, nous pourrions nous inviter et voir dans un dossier la photo des jeunes grecs en groupe et un par un dans la nuit devant le squat, la photo des caravelles et la photo de Anna.

Nous pourrions apercevoir aussi la voiture noire.

Dans une étape du Tour, on appelle cela le résumé filmé. Un soir, je vous l’enregistrerai, ainsi vous n’aurez pas à lire, juste à suivre les bus direction la banlieue.

 

 

15 juillet 2013

Le pigeon (11)

Pas un d’entre vous ne m’a demandé ce que je fais en 1989 avec un pistolet .45 au milieu d’une bande de jeunes gens grecs trop passionnés, surveillé par un flic amoureux de Mélina Mercouri. Peut-être que vous avez besoin de nouveau dans la vie, du piment , du piquant, de l’aventure. Personne ne s’est ébaubi devant les cadavres. Un coureur cycliste sans nom qui meurt avec son garde du corps, dans le Galibier, voilà, la routine, pour vous. Pour moi beaucoup d’ennuis. 

 

C’est vrai qu’il a l’air louche, le touriste.  Il a trop la tête d’un touriste chinois pour être un vrai touriste chinois. A la CIA on les entraîne pour se fondre dans le réel. Un bob, un appareil photo, un kwé trop long : un touriste chinois.

La marchande de journaux, mitaines, chaussettes roulées, pas aimable : CIA.

Le pêcheur, à gauche, en bord de Seine, habillé en capitaine Tintin : CIA. Le planton devant l’hôtel, CIA , CIA , CIA.

Je marche vers le métro en serrant la crosse du SIG. C’est le moment du partage. Je suis partagé, vous êtes partagés. Pour l’instant, on s’en moque un peu, tous. Ceux qui meurent sont surtout des vieux grecs au passé frelaté. J’en entends - les mêmes sont opposés la peine de mort, qui se réjouissent et surtout qui s’indiffèrent. Position très légère, très ! Dangereuse ! Si on tue tous les vieux dégueulasses sous vos yeux impassibles, ça va être un carnage :

-       Ton voisin, il écrivait  des lettres signées « Un anonyme » pendant la guerre ? Bling, au tas, une balle entre les deux yeux.

-       Ta grand-mère elle dormait chez collabo ? Zip, un sourire espagnol !

-       La guerre d’Algérie ? Coupe, taille, zigouille !

-       As du volant, picole un peu trop écrase l’auto, dans l’auto trois jeunots. Allez pan, pan, prends-ça, t’es mort.

-       Pas moi, j’étais obligé, c’était eux ou nous. C’est pas de la torture, c’est du renseignement. Allez, à cuire, au lance-flamme !

-       Et moi, je n’y étais pas, j’ai refusé. Bang, t’es mort aussi ! Erreur de la justice populaire.

Voilà, le lecteur moyen, dans l’ensemble et statistiquement, on lui aligne les macchabées, il en veut davantage. Il en veut, il en aura !

L’ambiance n’est pas au Sirtaki chez les Grecs. Anatolios et Anna jouent aux dames dans le salon, Adrian et son ami ont sorti le scrabble, quatre garçons jouent au Cluedo dans la cuisine avec un chandelier, les filles jouent au Biriba. On se croirait au club de l’Âge d’or, moins les plaisanteries cochonnes.

Tous sont très sombres. L’accueil de l’Inspecteur Bourras et de ses francs-tireurs a été beaucoup plus rude pour eux que pour moi.  Achille et Jean-Marie, les jumeaux, ont pris très cher. Deux policiers dont le Roublon, dont il sera question à nouveau un peu plus loin, ont illustré l’expression familière « beurrer le môme ». Achille et Jean-Marie sont ressemblants, comme toujours, et portent à peu-près les mêmes marques de coups tous les deux.

Si ce genre de plaisanterie vous amuse, même un peu, restez dans l’histoire. Il y en aura d’autres, et des saignantes. Maintenant, je ne choisis pas mes lecteurs dans le carré sado. A vous de voir.

 

© jpr juillet 2013

14 juillet 2013

Le pigeon (10)

Le Roublon me dépose place Clichy. Ce n’est pas le service prestige, mais j’apprécie le geste.  J’ai bien envie d’une petite étape de repos, moi, car ni Anna ni ses copains ne sauront jamais tarir le flot de questions qu’a déclenché la rencontre avec Bourras. Je ne sais plus qui est suspect, et qui ne l’est pas et qui le sera. Ce que je sais je l’ignore, comme d’avoir compris que les services secrets américains nous surveillent. Dites-le vous pour vous même et regardez la différence dans la rue, dans le bus et même dans l’ascenseur, à moins d’y être seul : tout le monde surveille tout le monde et chacun peut être celui qui vous épie. Etait-il dans les intentions de l’inspecteur de nous laisser monter la mayonnaise parano ? Les Américains, les Anglais, les Grecs et je ne sais quelle brigade d’assassins sont à mes trousses. C’est une information peut-être, une menace ou un avertissement. Bourras se tient-il prêt à compter les points, va-t-il agir ?

Le cassoulet des frères Lamarre me remet dans le jeu. Fred Lamarre et son jumeau font une cuisine de famille, haricot tarbais, canard comme au temps de l’ancien, saucisse au couteau. Magnifique. J’arrose avec un Cahors de Mathieu Cosse. Bon choix chez les frères. J’appelle Fred :

-       Tu m’en mettras une grosse boîte  et deux petites

-       Des ennuis ?

-       Non, c’est juste professionnel…

Fred a deux qualités. La première c’est son frangin, la seconde, la discrétion. Il me fait sortir par l’arrière-cuisine.

Je me sens mieux après le repas, plus détendu d’avoir sur moi le SIG-sauer. Une arme éprouvée, fiable, pour ainsi dire consciencieuse, en calibre .45, avec les munitions.

Bon, ça n’arrange personne de me savoir enfouraillé ? Beaucoup de pourquoi dans cette affaire de pigeon. J’espère que tout le monde suit.

Article 1. Protège-toi

Article 2. Prépare tes arrières

Article 3. Si certains te confondent avec le volatile éponyme de cette histoire, c’est que tu as bien travaillé les deux premiers articles.

En remontant de Clichy à la rue Damrémont, je pense que la France est un pays épatant, après tout, financer le service de Bourras n’est pas un luxe vain, même si personne ne le déclare en questions préalables à l’Assemblée nationale. 

14 juillet 2013

Le pigeon (9)

Traverser Paris à la sirène c’est déjà ça. Si on t’embarque avec tes copains, au moins que la sirène se fasse entendre. Prendre les souterrains entre deux flics, oui, mais à toute allure. Les arbres le long de la Seine jouent ombre et lumière. Voici le quai aux fleurs, voici le quai des Orfèvres.  Je pense à la Saint-Chapelle, je ne l’ai jamais visitée. Peut-être que cette fois ? Pas le temps de regarder la cour, nous sommes pressés.

Il y a sûrement des ascenseurs, mais on prend les escaliers, même allure. Les types m’encadrent au pas de charge. Pas un mot, on monte toujours. Ces gens là sont spécialement entraînés. Je ne compte plus les couloirs, les portes, les  policiers en uniforme, les sans képi, les secrétaires. Parfois j’accroche un regard. Une fille me fixe, genre clin d’œil, comme s’il s’agissait d’une grosse blague. On monte toujours. Marches moins larges, étages déserts. Le poulet est rare en altitude, je me dis. Dernier couloir. Un banc.

-       Tu attends-là.

Le jeune inspecteur  désigne le banc. Il ressemble à un de mes anciens coéquipiers, au foot du curé. Ce mec, tout le monde l’appelait le Roublon.

-       Il est comme un fond de bière, ricanait l’entraîneur. Pas simple à comprendre. Un mec avec des bulles au fond et des yeux clairs et la peau qui cloque.

Le Roublon policier pointe le banc avec son menton, je reste debout.

- C’est comme tu veux.

Puis il se tait et disparaît de mes pensées. Je ne suis ni entravé ni menotté. Je m’aperçois que, machinalement, j’ai croisé les mains devant moi. Je pourrais m’enfuir, si je savais ce que je dois fuir, protester au moins, mais je ne sais pas contre quoi.

Quand son collègue revient enfin, j’ai eu le temps d’étudier la crasse du couloir, le parquet crevé, les portes en alignement avec des plaques qui obturent les vitres. Par une fenêtre à droite, on voit un coin de ciel bleu.

Ils me font entrer dans un bureau et asseoir face à l’inspecteur Bourras.

- Je suis l’inspecteur Bourras. Ici, c’est moi le patron. Tous les bureaux pourris autour de toi, sur deux étages, sont rigoureusement vides. Je commande des bureaux vides et des flics fous. Pour toi, ce n’est pas drôle, et tu ne le sais pas encore. La brigade que je dirige n’a pas de nom, pas d’adresse, évidemment, pas d’existence. Et toi non plus. Mais, si tu le veux, tu peux partir, à l’instant.

Tu es libre.

Il reste silencieux et m’observe. Une longue seconde de silence nous sépare, je vais le dire et immédiatement, le faire. Me lever, le saluer, reprendre le couloir, descendre dans les entrailles du 36 à la recherche des flics pères de famille, des vraies policières à blouson de cuir et même du buste en plâtre du préfet de police, leur crier qu’un cinglé s’est monté un bureau dans les combles…

-       Mais tu ne vas pas le faire. Tu es trop curieux et trop malin. Surtout, et c’est ce que vous ignorez, toi et les enfants du Pirée, vous n’avez qu’un ami au monde. C’est moi.

Le bureau sombre sent la poussière la cigarette et l’alcool et c’est  absolument l’odeur qui convient pour cette rencontre. Je lance :

-       Où sont les autres ?

-       Les autres quoi ?  Il n’y a pas d’autres, jamais. Des révolutionnaires de bibliothèque qui  font des barricades de bouquins entre Gramsci, Trotsky et  connerie. Ce ne sont pas  « des autres », ce sont les mêmes agités qui nous font perdre notre temps, tout le temps. Je vais te montrer autre chose…

Aussitôt, il s’était levé, avait ouvert le classeur à rideau derrière lui et sorti une serviette de cuir, rapée, comme un souvenir de cours complémentaire et de besogne. De la serviette il tira un premier dossier. Soigneusement, il posa devant moi quatre photos.

La première, un cliché de police montrait un cadavre, le sommet du crâne emporté, sur un trottoir. L’homme portait une fine moustache qu’aurait pu envier Errol Flynn.

-       Legrand, CIA, abattu en pleine rue, en pleine foule, devant sa fille et sa femme. Grand désordre.

La seconde photo n’était pas évidente à comprendre. Il s’agissait de restes humains ensanglantés :

-       Yorgos Kotsiras, version shrapnellisée. Un pur produit de guerre, marchand d’armes, de femmes, de drogues, en façade marchand de soupe. La seule chose qu’il n’ait jamais vendu, des caramels. Il les gardait pour lui. Le voilà fumé en plein Paris. Grand désordre. Tu y étais. Tu y étais mais tu n’as rien fait, ni toi ni les petits Grecs, avec leur jus de boudin et leurs sacs à merde. Crétins. 

Je pris la cigarette allumée qu’il me tendait.

-       Regarde ce portrait d’honnête homme…

Il me montrait un homme sec en tenue cycliste, au milieu d’un groupe de quinquagénaires pareillement vêtus aux couleurs d’une entreprise de vente par correspondance.

-       En ce moment même, il grimpe l’Isoar ou le Galibier, tout seul sur sa bicyclette. Il a un joli coup de mollet et un déhanché remarquable. Derrière lui, tout seul aussi sur son vélo, il y a Mélone, son garde du corps. Ne retient pas son nom. Encore quelques virages et il sera plus chargé qu’un triple vainqueur du Tour. Seulement, le pot belge, il l’aura pris en pleine face, à la grenade, au fusil, ou même, on l’a vu, au bazooka. Son patron le rejoindra aussitôt au Valhalla des coureurs et des tortionnaires. Parce que ce type là, c’est un cycliste du dimanche et un salopard à la petite semaine. Seulement voilà, quelqu’un va le tuer. Aujourd’hui, demain, un peu plus tard, ça ne fait pas de différence. Seulement un grand désordre dans la République.

La quatrième photo était un portrait d’artiste de Mélina Merkouri. Bourras parlait au-dessus de moi, ou à travers moi et uniquement pour lui-même :

-       C’est l’histoire d’une femme qui refuse de monter, avec un mec qui ne lui plait pas. Elle choisit un autre gars qui paye moins mais qui lui plait, celui là et le gars tremble comme une feuille, tellement elle est belle, tellement il a peur d’elle, tellement il a envie d’elle. Alors elle allume une cigarette…

Il hésite un moment puis…

-       Tu peux comprendre la beauté, toi, j’en suis certain. La beauté et la paix. Tu vas dire à tes Grecs que je les surveille. D’ailleurs c’est exactement ce que mes gars leur expliquent en ce moment même. Je les surveille et je ne sais pas encore si je dois les anéantir ou les ignorer. Je suis comme leur destin. Je peux les sauver ou…je peux laisser faire. Imagine le nombre de camarades qui, à l’heure qu’il est se sont tournés vers Paris pour venir les…

Il ferme son poing brutalement.

-       Des Américains, des Anglais et bien sûr quelques Spartiates.

-       Mais, pourquoi ?

-       Pourquoi des Spartiates ? 

L’inspecteur Bourras ne me regarde plus. Il range les clichés dans la serviette et garde devant lui Mélina Merkouri. Il me fait signe de sortir, il me chasse, comme un cheval agacé aurait fait pour des mouches sauf que lui, il le fait avec sa main. Au moment où j’ouvre la porte il lance :

 

- Dans ta fine équipe de Grèce, il y a quelqu’un qui joue pour ceux d’en face. Trouve-moi de qui il s’agit…le joueur et ses employeurs. Trouve vite et pense au destin.

 © jpr le 13 juillet 2013

  

L’inspecteur me rappelle Tcheky Karyo, qui fait le chanteur aussi bien que l’acteur.

Pour ceux qui aiment le cinéma, la voix et les yeux de Mélina, voici un cadeau du 14 juillet, avant le feu d’artifice :

 http://www.youtube.com/watch?v=YCFXGanTx4A

 

 

 

 

 

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