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Poésie par la fenêtre
14 juillet 2013

Le pigeon (9)

Traverser Paris à la sirène c’est déjà ça. Si on t’embarque avec tes copains, au moins que la sirène se fasse entendre. Prendre les souterrains entre deux flics, oui, mais à toute allure. Les arbres le long de la Seine jouent ombre et lumière. Voici le quai aux fleurs, voici le quai des Orfèvres.  Je pense à la Saint-Chapelle, je ne l’ai jamais visitée. Peut-être que cette fois ? Pas le temps de regarder la cour, nous sommes pressés.

Il y a sûrement des ascenseurs, mais on prend les escaliers, même allure. Les types m’encadrent au pas de charge. Pas un mot, on monte toujours. Ces gens là sont spécialement entraînés. Je ne compte plus les couloirs, les portes, les  policiers en uniforme, les sans képi, les secrétaires. Parfois j’accroche un regard. Une fille me fixe, genre clin d’œil, comme s’il s’agissait d’une grosse blague. On monte toujours. Marches moins larges, étages déserts. Le poulet est rare en altitude, je me dis. Dernier couloir. Un banc.

-       Tu attends-là.

Le jeune inspecteur  désigne le banc. Il ressemble à un de mes anciens coéquipiers, au foot du curé. Ce mec, tout le monde l’appelait le Roublon.

-       Il est comme un fond de bière, ricanait l’entraîneur. Pas simple à comprendre. Un mec avec des bulles au fond et des yeux clairs et la peau qui cloque.

Le Roublon policier pointe le banc avec son menton, je reste debout.

- C’est comme tu veux.

Puis il se tait et disparaît de mes pensées. Je ne suis ni entravé ni menotté. Je m’aperçois que, machinalement, j’ai croisé les mains devant moi. Je pourrais m’enfuir, si je savais ce que je dois fuir, protester au moins, mais je ne sais pas contre quoi.

Quand son collègue revient enfin, j’ai eu le temps d’étudier la crasse du couloir, le parquet crevé, les portes en alignement avec des plaques qui obturent les vitres. Par une fenêtre à droite, on voit un coin de ciel bleu.

Ils me font entrer dans un bureau et asseoir face à l’inspecteur Bourras.

- Je suis l’inspecteur Bourras. Ici, c’est moi le patron. Tous les bureaux pourris autour de toi, sur deux étages, sont rigoureusement vides. Je commande des bureaux vides et des flics fous. Pour toi, ce n’est pas drôle, et tu ne le sais pas encore. La brigade que je dirige n’a pas de nom, pas d’adresse, évidemment, pas d’existence. Et toi non plus. Mais, si tu le veux, tu peux partir, à l’instant.

Tu es libre.

Il reste silencieux et m’observe. Une longue seconde de silence nous sépare, je vais le dire et immédiatement, le faire. Me lever, le saluer, reprendre le couloir, descendre dans les entrailles du 36 à la recherche des flics pères de famille, des vraies policières à blouson de cuir et même du buste en plâtre du préfet de police, leur crier qu’un cinglé s’est monté un bureau dans les combles…

-       Mais tu ne vas pas le faire. Tu es trop curieux et trop malin. Surtout, et c’est ce que vous ignorez, toi et les enfants du Pirée, vous n’avez qu’un ami au monde. C’est moi.

Le bureau sombre sent la poussière la cigarette et l’alcool et c’est  absolument l’odeur qui convient pour cette rencontre. Je lance :

-       Où sont les autres ?

-       Les autres quoi ?  Il n’y a pas d’autres, jamais. Des révolutionnaires de bibliothèque qui  font des barricades de bouquins entre Gramsci, Trotsky et  connerie. Ce ne sont pas  « des autres », ce sont les mêmes agités qui nous font perdre notre temps, tout le temps. Je vais te montrer autre chose…

Aussitôt, il s’était levé, avait ouvert le classeur à rideau derrière lui et sorti une serviette de cuir, rapée, comme un souvenir de cours complémentaire et de besogne. De la serviette il tira un premier dossier. Soigneusement, il posa devant moi quatre photos.

La première, un cliché de police montrait un cadavre, le sommet du crâne emporté, sur un trottoir. L’homme portait une fine moustache qu’aurait pu envier Errol Flynn.

-       Legrand, CIA, abattu en pleine rue, en pleine foule, devant sa fille et sa femme. Grand désordre.

La seconde photo n’était pas évidente à comprendre. Il s’agissait de restes humains ensanglantés :

-       Yorgos Kotsiras, version shrapnellisée. Un pur produit de guerre, marchand d’armes, de femmes, de drogues, en façade marchand de soupe. La seule chose qu’il n’ait jamais vendu, des caramels. Il les gardait pour lui. Le voilà fumé en plein Paris. Grand désordre. Tu y étais. Tu y étais mais tu n’as rien fait, ni toi ni les petits Grecs, avec leur jus de boudin et leurs sacs à merde. Crétins. 

Je pris la cigarette allumée qu’il me tendait.

-       Regarde ce portrait d’honnête homme…

Il me montrait un homme sec en tenue cycliste, au milieu d’un groupe de quinquagénaires pareillement vêtus aux couleurs d’une entreprise de vente par correspondance.

-       En ce moment même, il grimpe l’Isoar ou le Galibier, tout seul sur sa bicyclette. Il a un joli coup de mollet et un déhanché remarquable. Derrière lui, tout seul aussi sur son vélo, il y a Mélone, son garde du corps. Ne retient pas son nom. Encore quelques virages et il sera plus chargé qu’un triple vainqueur du Tour. Seulement, le pot belge, il l’aura pris en pleine face, à la grenade, au fusil, ou même, on l’a vu, au bazooka. Son patron le rejoindra aussitôt au Valhalla des coureurs et des tortionnaires. Parce que ce type là, c’est un cycliste du dimanche et un salopard à la petite semaine. Seulement voilà, quelqu’un va le tuer. Aujourd’hui, demain, un peu plus tard, ça ne fait pas de différence. Seulement un grand désordre dans la République.

La quatrième photo était un portrait d’artiste de Mélina Merkouri. Bourras parlait au-dessus de moi, ou à travers moi et uniquement pour lui-même :

-       C’est l’histoire d’une femme qui refuse de monter, avec un mec qui ne lui plait pas. Elle choisit un autre gars qui paye moins mais qui lui plait, celui là et le gars tremble comme une feuille, tellement elle est belle, tellement il a peur d’elle, tellement il a envie d’elle. Alors elle allume une cigarette…

Il hésite un moment puis…

-       Tu peux comprendre la beauté, toi, j’en suis certain. La beauté et la paix. Tu vas dire à tes Grecs que je les surveille. D’ailleurs c’est exactement ce que mes gars leur expliquent en ce moment même. Je les surveille et je ne sais pas encore si je dois les anéantir ou les ignorer. Je suis comme leur destin. Je peux les sauver ou…je peux laisser faire. Imagine le nombre de camarades qui, à l’heure qu’il est se sont tournés vers Paris pour venir les…

Il ferme son poing brutalement.

-       Des Américains, des Anglais et bien sûr quelques Spartiates.

-       Mais, pourquoi ?

-       Pourquoi des Spartiates ? 

L’inspecteur Bourras ne me regarde plus. Il range les clichés dans la serviette et garde devant lui Mélina Merkouri. Il me fait signe de sortir, il me chasse, comme un cheval agacé aurait fait pour des mouches sauf que lui, il le fait avec sa main. Au moment où j’ouvre la porte il lance :

 

- Dans ta fine équipe de Grèce, il y a quelqu’un qui joue pour ceux d’en face. Trouve-moi de qui il s’agit…le joueur et ses employeurs. Trouve vite et pense au destin.

 © jpr le 13 juillet 2013

  

L’inspecteur me rappelle Tcheky Karyo, qui fait le chanteur aussi bien que l’acteur.

Pour ceux qui aiment le cinéma, la voix et les yeux de Mélina, voici un cadeau du 14 juillet, avant le feu d’artifice :

 http://www.youtube.com/watch?v=YCFXGanTx4A

 

 

 

 

 

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